QUE RESTE-T-IL DE L'ÉCONOMIE NOUVELLE :
IMPASSE OU CORNE D'ABONDANCE

Si Diogène vivait encore aujourd'hui, il ne chercherait plus un homme, mais sans doute la nouvelle économie (ou la " Net economy ") et il ne serait pas seul dans son cas. Certains, comme Alan Greenspan de la Fed, ont dit qu'ils la voyaient. Effectivement, Alan Greenspan a factorisé ce qu'il comprenait de sa dynamique et il a tenté d'en canaliser les effets (ainsi au travers de sa dénonciation de l'"exubérance irrationnelle" de marchés financiers qu'il a fortement douchés en mars/avril dernier, avant qu'il ne réduise la pression en décembre 2000 devant l'ampleur des dégats). D'autres, comme Paul Krugman du MIT, refusent de la voir : " rien de nouveau sous le soleil !".

Qu'y trouverait ce brave Diogène ? Sur le fond peu importe s'il y a (ou pas) une " nouvelle économie " et si on sait (ou pas) la repérer et la caractériser finement. La seule certitude que l'on ait, c'est que des transformations très importantes sont en cours dans les tréfonds de l'économie. Elles résultent de l'irruption et de la diffusion des nouvelles technologies de l'information qui bouleversent les rapports de forces et les modes de production dans une économie globale qui est déjà passablement chahutée par nombre d'autres facteurs (évolutions démographiques très contrastées, baisse tendancielle des prix des matières premières, transformations climatiques, consolidation des grands acteurs économiques et politiques, implosion du contre-modèle en Europe de l'est, etc.).

Dans tous les cas, Diogène constaterait que les processus économiques à l'œuvre constituent de formidables " extracteurs de richesse " au travers du renouvellement plus rapide que jamais de l'assise de l'économie et d'un jaillissement de fonctionnalités techniques inattendues à partir de nouveaux gisements de valeur qui périment les anciens. Simultanément, ces mêmes processus sont de redoutables " destructeurs de rentes " qui nous obligent à nous interroger sur le bien?fondé économique de tous nos acquis et, en particulier, de ceux qui relèvent de l'économie administrée, car ils sont à la fois les plus menacés et les plus rassurants parce que leurs bénéficiaires sont persuadés de leur pérennité de façon quasi constitutionnelle (ainsi pour les transports ferroviaires en France).

Comment ça marche ? La mécanique à l'oeuvre est fondée sur l'exploitation systématique de toutes les potentialités nouvelles offertes par les technologies de l'information (" enabling devices") qui bouleversent toutes les structures économiques sous l'effet des pressions concurrentielles et financières (" forcing devices "), en particulier au travers du renouveau de la fonction du propriétaire.

II y a là une dynamique qui est devenue paroxysmique tant les " forcing devices " incitent à exploiter au plus vite tous les " enabling devices " dès qu'ils deviennent accessibles, ainsi dans l'industrie automobile, parce que tous les acteurs doivent rester en résonance avec les plus innovants pour ne pas être marginalisés. Dans ce contexte le nouveau support ou matériau de l'économie n'est plus la matière, mais l'information. En effet, aujourd'hui, ce ne sont plus les hommes qui " enlèvent le métal " el direct, mais des machines pré-programmées. Or nos schémas mentaux n'ont pas évolué en rapport avec ces mutations

Cependant l'information joue aujourd'hui un rôle très ambigu dans l'économie avec des effets à la fois favorables et pervers qui sont peu ou mal appréhendés. En effet, l'information crée de la valeur d'usage en contribuant à séduire des hommes qui sont de plus en plus sensibles aux animations sur des écrans (divertissement et/ou acquisition de connaissances) et aux interfaces avec des images et des sons dans le contexte de la guerre que se livrent tous les opérateurs pour capter notre attention. Simultanément, elle détruit la valeur marchande en réduisant les coûts de traitement et de transaction, et en rendant l'offre de biens et de services de plus en plus transparente à l'échelle planétaire. " Quand tout devient gratuit ! " comme dit Bill Gates (ainsi avec Napster) ; sauf, bien évidemment, les matières premières qui ont leurs trajectoires propres commandées par leur abondance, ou par leur rareté relative à un moment donné.

La conjonction de facteurs favorables à des transformations rapides que nous vivons n'est pas fortuite ; car, il y a aujourd'hui vingt cinq ans, les américains ont voulu retrouver le chemin de leur croissance en fonction de leurs critères et au service de leurs intérêts. Ils ont donc aligné le champ de forces technico-économique, ou, du moins, ils se sont efforcés de le fluidifier ("l'économie sans friction ") par la libéralisation de fonctions-clés dans l'économie, ainsi avec les grands réseaux dont, bien sûr, ceux de la communication.

En même temps, ils ont re-dynamisé la fonction du propriétaire au travers de fonds de pension qui sont tétanisés sur les retours de leurs investissements pour leurs bénéficiaires et qui poussent au rendement de ces investissements en exerçant une pression très forte sur les entreprises avec beaucoup d'aléas dans la recherche de marges bénéficiaires devenues très incertaines, d'où les turbulences récentes sur les valeurs de la " nouvelle économie ". Ce faisant, ils ont donné un formidable coup de pied dans la fourmilière d'une économie mondiale qui ne s'y attendait pas.

Corne d'abondance ou miroir aux alouettes? Tout dépend du point d'observation et des critères des observateurs. En effet, la dynamique à l'œuvre dans l'économie est à appréhender sous deux angles différents et complémentaires. Il faut d'abord factoriser les formidables effets d'aubaine résultant de l'évolution des conditions de vie et du renouvellement permanent de l'assise de nos économies et de nos rentes qui sont très réels (même s'ils ne sont aucunement comptabilisés) ; ainsi, en particulier, au travers de l'allongement étonnant de la vie humaine dans les pays occidentaux dans des conditions de confort autrefois inimaginables. Ailleurs c'est beaucoup moins évident.

Simultanément, cette même dynamique fait fondre nos rentes et l'assise de l'économie en provoquant d'importants phénomènes de déflation dans l'économie privée qu'il faut contraster avec la poursuite de l'inflation dans la sphère publique où l'on veut bénéficier des fruits d'un processus de croissance auquel on ne participe guère.

Etre en résonance ou pas ? Une lois de plus, depuis les débuts de la révolution industrielle, la même question est reposée sur les cinq continents : faut-il tenter d'être et de rester " en résonance " ou pas ? en factorisant la problématique incontournable de la vitesse d'adaptation et du positionnement des uns et des autres dans la course à l'innovation ? Cela soulève toujours le lancinant problème de ceux qui ne peuvent pas, qui ne savent pas ou qui ne veulent pas s'inscrire dans la dynamique globale de la valeur. C'est, tout à la fois, une question d'appétit et de ressources, de capacités systémiques et de culture. En effet, seuls les initiateurs capturent les rentes d'innovation et formatent le monde selon leurs fantasmes. Un monde vivable ? pour eux ? pour tous ?

Or, tant que les hommes ne sauront pas maîtriser la " tectonique des rentes " (si tant est que cela soit possible économiquement et politiquement !), la vérité sera dans la concurrence et dans le marché, car ce sont alors les consommateurs qui arbitrent dans un délire collectif et jouisseur qui incite tous les hommes (quelle que soit leur obédience politique et leur localisation sur la planète) à rechercher :
" toujours plus de valeur pour moins d'argent " . Au genre humain et à Diogène d'y trouver leur compte ! Et c'est là que tout se complique.

Jean Ruffat
Stratégies & Structures


Copyright(c) . Created: 06/03/01 Updated: 06/03/01