La microélectronique Silicium dans les années 80-90

par Daniel Bois

Introduction
Entre 1980 et 2000, le Centre National d’Etudes des Télécommunications a été chargé par les pouvoirs publics d’une mission de rattrapage du retard français en microélectronique silicium. Cette action prolongeait tout naturellement le rôle de pionnier joué par ce Centre dans la commutation électronique qui allait tirer pleinement profit de l’in- vention en 1959 des circuits intégrés sur silicium. Cette action s’inscrivait également dans une vision de long terme : l’évolution vers le monde numérique, où informatique et télécommunications convergent pour donner naissance à une multitude de nouveaux services.
Le « plan composant », décidé par les pouvoirs publics en 1977, reposait sur trois industriels : EFCIS à Grenoble, Eurotechnique à Rousset, et Matra-Harris à Nantes, et deux centres publics : le CEA/Leti et le CNET. Ces acteurs allaient porter les actions nationales en microélectronique pendant les décennies qui suivront, et constituer le socle sur lequel repose, aujourd’hui encore, la microélectronique de notre pays, c’est à dire une bonne part de la microélectronique européenne.
Jean Pierre Noblanc a joué un rôle déterminant dans cette grande aventure scientifique, technique et économique. Il en est probablement le porteur emblématique, tant il a été impliqué à tous ses niveaux : de la recherche à l’industrie, comme du national à l’européen. Son action est au cœur de ce qui a constitué le succès du rattrapage français et européen dans un domaine qui était considéré, au début des années 80, comme perdu : l’imbrication et le dialogue entre laboratoires, entre industriels concurrents, et par-dessus tout entre recherche et industrie. Les fonctions successives qu’il a occupées au CNET, à CEA Industrie, à STMicroelectronics, comme à la tète du projet MEDEA et du Réseau National de Recherche en Télécommunication en sont la parfaite illustration. Il fallait une équipe large et diverse pour bâtir les succès de la microélectronique, Jean Pierre Noblanc en a été le pivot.
Cet article se propose de rappeler les grands débats techniques et méthodologiques qui ont animé cette période ; débats qui ont formé le cadre dans lequel s’est pleinement développée l’action de Jean Pierre Noblanc.

Le contexte général : les années « télématique »

Dés lors que, dans les années 70, le mariage des télécommunications et de l’électronique était acquis dans les esprits, si ce n’était encore sur le terrain, un autre rapprochement se faisait jour, celui des télécommunications et de l’informatique, popularisé en France sous le vocable de « Téléinformatique » ou pour faire court de « Télématique»1 . Ce vocable, souvent associé au seul Minitel, qui en était le premier avatar, portait en fait une vision de long terme : la convergence informatique, audiovisuel et téléphone2 et l’informatisation de la société3 qui en résulterait. L’invention du microprocesseur par Intel en 1972 ouvrait à ce concept la porte du grand public. En 1978, le lancement du service de transmission de données par paquets Transpac marquait une étape concrète sur cette voie ; de même que la première commande par la Direction générale des Télécommunications des premiers 1000 Minitel en 19804.
Mais, si cette vision ouvrait d’immenses perspectives de développement, elle engendrait aussi une grande peur : celle de voir l’industrie informatique (massivement américaine) dominer un jour le monde des communications(Figure 1) .L’épouvantail pour les opérateurs de télécommunications était le colosse IBM dont on imaginait qu’il couvrirait un jour la planète par un réseau de satellites reliant entre eux tous les grands ordinateurs et drainant toutes les communications numériques. Cette crainte, voisine de celle inspirée par Microsoft aujourd’hui, reposait au fond sur l’idée que la maîtrise des réseaux passait par celle des systèmes électroniques et informatiques. Comme par ailleurs, à la même époque, les ingénieurs des télécommunications anticipaient déjà que la distinction entre systèmes et composants allait disparaître, il devenait évident que la maîtrise des réseaux passerait par celle des composants, qu’ils soient opto ou micro-électroniques. Pour mieux comprendre la vision de ces années, il faut se souvenir que le modèle d’intégration verticale (composants/ systèmes/ applications/ services) régnait alors sur l’industrie mondiale. S’il peut paraître archaïque, voire faire sourire aujourd’hui, ce modèle a en réalité permis le financement des recherches scientifiques et de toutes les innovations techniques sur lesquelles reposent encore aujourd’hui le développement de la microélectronique, de l’informatique et des télécommunications modernes. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser le rôle des laboratoires intégrés verticalement comme IBM Yorktown, des Bell labs aux USA, de NTT au Japon, et d’une certaine manière du CNET qui en France intégrait la connaissance des services, des réseaux, des systèmes et des composants.
Ce bref rappel sur l’histoire de la « pensée technique » de l’époque explique à la fois les fondements du plan composant décidé par les pouvoirs publics le 23 mai 1977, et la décision du CNET, dirigé par Maurice Bernard, en Décembre 77, de mettre en place un nouveau centre de recherche dédié aux composants silicium ; Centre qui allait s’implanter dans le bassin Grenoblois, à Meylan, et prendre le nom du Ministre des Postes et Télécommunications qui en avait soutenu le concept : Norbert Segard.
Trois missions étaient assignées à l’équipe créée dés mars 1978 et qui devait atteindre une cinquantaine de personnes à la fin de cette même année, sous la Direction de Michel Camus :
- Ouvrir l’accès des technologies microélectroniques aux équipes de recherche sur les systèmes de télécommunications
- Devenir une source de technologies de fabrication pour permettre aux « fondeurs » de silicium de se passer d’apport technologique externe à partir de 1985.
- Permettre en amont l’émergence de fabricants de machines
Il s’agissait donc bien de maîtriser toute la chaîne allant de l’intégration des systèmes à leur production sur silicium, et de le faire en coopération avec le CEA/Leti, et dans un soucis d’ouverture et de service aux industriels nationaux, comme le montre les comptes rendus des réunions de définition du programme en 19785 . Ce qu’explicitait Norbert Segard lors de la pose la première pierre le 13 novembre 1979 à Meylan : « Là germeront les idées nouvelles et s’élaboreront les filières technologiques les plus performantes, là les industriels Français des Télécommunications, de l’électronique, de l’informatique et de la télématique trouveront un milieu propice à la conception de produits nouveaux fondés sur les technologies de pointe. Mon espoir est que la région de Grenoble devienne la vallée européenne du silicium ».
Cette mission, si elle a pu évoluer avec le temps, notamment suite aux déboires de l’industrie des équipements, n’a pas fondamentalement changé dans les années qui ont suivi son inauguration le 31 Janvier 1981. C’est celle qu’a repris Jean Pierre Noblanc lorsqu’il a repris la direction du Centre Norbert Segard ( CNS ) le 1er décembre 90, après avoir participé à son lancement comme Président du comité de programme n°2 du CNET « composants et technologies » au début des années 80.
Entre temps, dans le cadre de son premier schéma directeur, établi sous la houlette de J.P. Poitevin, qui avait succédé à M. Bernard à la tète du CNET, le CNS avait mené à bien sa phase dite de rattrapage (jusqu’en 84)6, puis son premier démonstrateur en technologie 1 micron (86)7 .Il avait aussi amorcé son rapprochement avec STMicroelectronics par la décision prise en 19888 de mettre en place une équipe du CNS au sein de l’opération qui portait encore le nom de code « Grenoble 92 » ; la décision de son implantation sur Crolles n’était pas encore prise. La création des GIE : Centre Commun ST-CNET pour lancer le Centre de Crolles, et GRESSI avec le CEA/Leti9 pour la préparation des technologies fortement submicroniques, avait été actée par décision gouvernementale en 198910 , et leur mise en place effective avait débuté à partir de 199011 . A son arrivée à Meylan, J.P. Noblanc a donc trouvé deux chantiers ouverts, mais tout restait à construire.

Les grands débats techniques des années 80-90

Nous sommes aujourd’hui habitué à voir la microélectronique poursuivre un développement quasi linéaire, marqué par la loi de Moore, et par l’écrasante domination de la technologie CMOS dont le progrès est tracé, année après année, par les « roadmap » de l’ITRS. Il n’en était pas de même dans ces années : la microélectronique cherchait encore sa voie au travers d’un large foisonnement de solutions potentielles, dont la majorité sont aujourd’hui tombées aux oubliettes de l’in- novation. Cette immense incertitude donnait, alors, toute son importance à la recherche exploratoire.

Quelle filière de fabrication pour les applications de demain?

Pour l’intégration des fonctions de l’électronique numérique12 deux voies s’affrontaient encore : le Bipolaire et le MOS (Métal-Oxyde-Semiconducteur). Au sein du monde MOS lui même, le débat entre le NMOS, bien établi, et le tout nouveau CMOS, jugé complexe et lent, était loin d’être tranché. Clairvoyant, le CEA/Leti concentrait d’ores et déjà ses efforts sur la voie du CMOS sur isolant (CMOS/SOS) qui éliminait largement le handicap de complexité du CMOS, tout en répondant à des besoins spécifiques de durcissement des circuits pour les applications militaires (Figure 2).
Le choix du CNET devait quant à lui répondre aux exigences des télécommunications et par conséquent cibler des technologies grands publics, à faible coût ; ce qui à l’époque pouvaient orienter vers le NMOS. Par ailleurs, l’idée même de développer des technologies de pointe pour le grand public n’était pas évidente. Le paradigme qui avait gouverné l’électronique depuis sa naissance était, tout au contraire, que les applications professionnelles (militaire le plus souvent) devaient tirer la recherche et le développement des technologies avancées, qui ensuite, lorsqu’elles étaient banalisées, pouvaient entrer dans le grand public. Ce paradigme s’est éteint dans les années 90 seulement ; quand il est devenu clair que les microprocesseurs les plus évolués étaient développés d’abord pour les PC ; c’est à dire pour le grand public. La microélectronique n’était déjà plus une technologie de pointe, pour initiés, mais une technologie de masse, qui a besoin avant tout de volume pour s’exprimer pleinement. Il faut aussi noter qu’en France, comme dans d’autres pays européen, le concept de développement de technologies pour des applications spécifiques, des « niches », a perduré dans une vision malthusienne reposant sur l’idée que nous n’avions aucune chance pour les produits grands publics, face au Japonais qui à l’époque faisait la course en tête. Le choix gouvernementale de confier une part de la R/D microélectronique aux télécommunications n’allait donc pas de soi ; il allait à l’encontre de beaucoup des idées reçues de l’époque. Le choix du bon cheval de bataille technologique non plus. In fine, dès 1980, le CNET a choisi le CMOS sur silicium massif comme moteur de sa recherche et comme support pour la conception de ses applications13 . Quelles applications fallait il viser en priorité ? Celles qui semblaient prometteuses pour les experts du marché des télécommunications étaient : « le téléphone de confort, les transmissions de données, la télécopie, la téléécriture, le télétex, le videotex, le traitement de la parole, la visiophonie, la téléconférence,… »14. Avec vingt ans de recul, le grand absent de cette liste apparaît évidemment être le téléphone mobile15 ; sauf à considérer que la mobilité est un simple élément de confort. En réalité ceci n’est qu’une illustration complémentaire du fait que la téléphonie mobile a été plutôt poussée par la technologie, et en premier lieu par la miniaturisation des composants, que tirée par la vision du marché. Le rôle du PC comme terminal multimédia qui allait supplanter beaucoup des terminaux dédiés, dont on imaginait le développement dans la liste ci dessus, n’était pas non plus pris en compte, mais le premier PC « Personal Computer » d’IBM n’avait pas encore été introduit sur le marché (il l’a été en 1981) (Figure 3).

Quelle technologie pour l’après silicium ?

La question des limites du silicium, et par conséquent des recherches qui devaient être lancées pour l’« au delà », s’est posée dés la parution de la loi de Moore en 1964. En témoigne, par exemple, l’organisation à Issy les Moulineaux, le 23 novembre 1981, d’un séminaire intitulé « Physique et Télématique » dont Jean Pierre Noblanc, alors en charge du CNET de Bagneux, avait été un des promoteurs. Selon les conclusions de cette journée, le silicium devait permettre la réalisation de dispositifs avec des dimensions de 100nm, et de microprocesseurs complexes fonctionnant dans le domaine du gigahertz (ce qui, à une époque où on ne parlait encore qu’en micron et en Megahertz, paraissait exorbitant et ne s’est en fait réalisé qu’un quart de siècle plus tard) (Figure 4).
Malgré cette vision optimiste, la question s’est longtemps posée de savoir si les challengers, à savoir les composants sur semi-conducteur 3-5 ou encore les composants à effet Josephson ne feraient pas mieux dès les années 90. Ce débat passionné a toujours été alimenté par le « petit faible » que les chercheurs entretiennent généralement pour l’avènement de ruptures technologiques qui constituent leur raison d’être (et leur levier de financement). La technologie de circuits logiques ultra performants à base de jonction tunnel à effet josephson, constitue un bon exemple de tel débat. Ce n’est qu’au début des années 90, suite au travail important mené au Japon, qu’il est apparu clair que cette technologie, si elle permettait d’atteindre des temps de commutation de la pico-seconde, n’était pas maîtrisable dés qu’il s’agissait d’intégrer un simple petit millier de portes. Ceci devenait rédhibitoire à un moment où les technologues du silicium maîtrisaient déjà des millions de portes. Le débat sur l’utilisation des matériaux 3-5 pour les composants rapides, s’éteignait lui aussi, à la même époque. En effet, dans les années 90, le Silicium, avec l’apparition des hétéro-épitaxies de Silicium-Germanium reprenait à son compte les techniques d’ingénierie des matériaux, sur lesquelles reposait une large part du succès de ces composants 3-5 ; il pouvait dés lors, lui aussi, entrer dans la course aux dizaines ( et aujourd’hui aux centaines) de gigahertz. Les équipes du CNS avec Daniel Bensahel, Alain Nouailhat et Alain Chantre, ont joué un rôle de pionnier dans ce domaine.

Le débat sur les limites de l’optique

Pour mettre en oeuvre ces technologies, il fallait s’assurer que le moteur de la miniaturisation -la microlithographie- continuerait de progresser selon les exigences de la loi de Moore. A cette époque, la longueur d’onde de la lumière utilisée dans les procédés de photolithographie, était vue comme la limite à la résolution des motifs sur les circuits intégrés. Les sources de lumière existantes et les optiques (l’utilisation des lasers et encore moins de l’ultraviolet profond n’était pas à l’ordre du jour) conduisaient à penser qu’il était impératif de trouver une alternative pour les géométries submicroniques (typiquement au dessous de 0.5 micron).
Les rayonnements X (fournis par des synchrotrons) et les faisceaux d’électrons pouvaient ils fournir cette alternative, comme pouvait le laisser penser les nombreux projets qui leur étaient consacrés dans le monde ? Un projet a même été envisagé dans les années 78, avec le Centre d’Etudes Nucléaire de Grenoble qui réfléchissait alors à la construction de son synchrotron de recherche (l’ESRF fut inauguré en 1994) . Des laboratoires importants comme IBM ou NTT, associé à Toshiba et Hitachi, ont maintenu des activités lourdes sur ce sujet pendant toutes les années 80-90. Ils ont finalement conclu que les techniques de RX, comme de faisceaux d’électrons, butaient sur l’écueils de la « manufacturabilité » (vocable du jargon de la microélectronique qui désigne l’aptitude d’une technique à permettre l’intégration d’un grand nombre de composants sur une puce, puis d’un grand nombre de puces sur une plaques et la fabrication in finé d’un grand nombre de ces plaques à moindre coût). Au même moment, les techniques optiques faisaient, elles, sauter tous les verrous imaginés par les esprits de l’époque , ceci grâce à trois apports : les lasers en UV profond, les grandes ouvertures numériques et l’ingénierie des masques. S’il a eu des actions de veille sur les alternatives évoquées plus haut, le CNS, dans le respect de sa mission de transfert industriel à court et moyen terme, ne s’est positionné que sur les techniques optiques avec une contribution forte sur les techniques d’ingénierie de l’image. C’est ainsi qu’en 1998, était démontrée la faisabilité de transistors de 90 nanomètres avec une lumière de longueur d’onde 248nm, soit sensiblement du triple de la taille du motif (cf encadré vingt ans de technologies CMOS).

Les recherches physiques des années 80-90

Au moment de la création du CNS, au delà de la question de savoir quelles recherches de base sur les matériaux ou les transistors, devaient être lancées, la question plus « métaphysique » qui préoccupait les physiciens était bien : y avait il encore de la recherche à faire sur le silicium ? L’enjeu pour les dirigeants du CNET devenait alors : comment attirer les meilleurs chercheurs vers ce secteur, alors que les semi-conducteurs 3-5, et leurs applications à l’op- toélectronique, offraient des ouvertures passionnantes aux adeptes de «belle physique» ? Les personnalités de chercheurs reconnus de Maurice Bernard et Jean Pierre Noblanc, ont sur ce plan été déterminantes pour attirer les physiciens dont avait besoin le CNS.
Pourtant, la liste des sujets de recherche élaborés en 197816 n’était pas très riche; elle montre que la préoccupation essentielle de l’époque portait sur l’oxydation du silicium. Serait t’on capable de maîtriser la qualité de l’interface Si-SiO2 requise pour les futures générations de MOS ? En fait, ce problème s’est résolu de lui même avec la réduction des géométries qui rendait les composants moins sensibles aux défauts des oxydes. Ce n’est qu’un des multiples « miracles » de la technologie MOS. Lorsqu’il s’est agit de faire pour le conseil scientifique de France Télécom, tenu en 1993 sous la houlette de Jean Pierre Noblanc17 , le bilan de quinze années de recherche sur le silicium, il est ressorti que les grandes avancées n’avaient porté ni sur le silicium, ni sur son oxyde, ni sur les dispositifs actifs, mais sur les éléments passifs que constituent les interconnexions entre transistors. Ce sont les siliciures, puis les métaux, au premier rang desquels le Tungstène et le Cuivre, qui ont constitué les grands succès de ces années. Le CNS, puis le GRESSI ( GIE CEA-CNET) ont été des pionniers de ces techniques qui furent très rapidement intégrées dans les filières 0.5 et 0.35 micron mises au point avec STMicroelectronics à Crolles.

Quelles méthodes pour réussir simultanément : recherches et transferts industriels ?

Dés le début des années 80, il était admis par la direction du CNET que le progrès des technologies silicium se ferait à moyen terme d’une manière continue plutôt que par la « grande rupture » dont rêvaient certains pour leur permettre de revenir dans la course. Si cela peut paraître trivial aujourd’hui, ça ne l’était pas encore. Paraphrasant le slogan né de la crise pétrolière des années 70, une tendance forte existait qui peut se résumer par : en France, nous n’avons pas de technologie silicium mais nous avons des idées …. sur les micro-systèmes, les capteurs, l’électronique moléculaire, le calcul quantique, etc . En somme, oublions le présent, préparons l’électronique du futur ; conception qui expliquait largement la formidable distorsion entre la capacité de notre recherche et la faiblesse de nos développements dans le domaine de l’électronique. Au plan méthodologique, ce débat était capital. Si la bataille du silicium était perdue, pour préparer la suivante, il fallait laisser les chercheurs absolument libres de travailler indépendamment des demandes de l’aval industriel. Dans le cas contraire, il fallait assurer la fluidité optimale entre l’amont et l’aval pour irriguer en continu et sans délais les développements industriels en innovations pertinentes. Il fallait concilier liberté du chercheur et convergence du rêve avec la réalité. C’est ce choix qui a été fait à Grenoble, par le CNS dés sa création, comme d’ailleurs par le CEA/LETI.
Dans la pratique, il s’agissait de laisser la bride sur le cou des chercheurs, pourvu qu’ils mènent leurs travaux sur des plaques de silicium et avec des machines industrielles (Figure 5).
Cette contrainte imposait un dialogue permanent entre chercheurs et ingénieurs : comment travailler autrement en partageant les mêmes outils ? Elle garantissait aussi le transfert rapide des résultats de la recherche vers la production. Sans que ce soit prémédité, cette méthode préparait également l’intégration des chercheurs en milieu industriel. C’est ainsi, par exemple, que les travaux les plus audacieux sur les hétéro-structures de Silicium Germanium ont été menés, dés leurs lancement, sur des plaques de 200mm, avec des machines industrielles de dépôts en phase vapeur. De même, les études sur des dispositifs novateurs comme les BICMOS hyperfréquence ou le silicium sur vide «Silicon On Nothing» devaient être menées sur la base de filières CMOS stabilisées. Ce mode de travail, partagé depuis les années 80, entre le CEA et le CNET, a certainement largement contribué au succès de la microélectronique grenobloise. Il a aussi permis dans les années 90 un rapide rapprochement des équipes de recherche du CEA et du CNET au sein du GRESSI, et encore plus la fusion des recherches de base et des développements industriels dans une même ligne à Crolles à partir de 1992. C’est ainsi que fin 1992, la filière CMOS 0.5 micron pouvait être assemblée sur des tranches de 200mm, comme programmé quatre ans plus tôt par les accords techniques entre les équipes du CEA et celles du CNET d’une part, et avec STMicroelectronics d’autre part. Cette génération de procédés intégrait les savoirs faire des uns et des autres, et marquait le véritable succès du plan composant des années 80. C’est, dans une large mesure, sur cette base technique, et grâce aux décisions gouvernementales prises en 8918, que notre champion national (devenu entre temps européen) a repris le leadership technologique et industriel que nous lui connaissons aujourd’hui.
C’est cette période de mutation stratégique, de fusion des équipes et de convergences des techniques, qui demandait au plus haut point de manier l’art du dialogue et la compréhension des enjeux techniques, que Jean Pierre Noblanc a eu le grand mérite de conduire à Grenoble. Il a parfaitement « maîtrisé le chaos » généré par une telle mutation19. Les chercheurs qui ont vécu cette période, avec toutes les craintes que pouvaient encore susciter le passage des « chercheurs à l’usine », savent combien a compté pour eux le fait d’avoir un Directeur qui comprenait leurs difficultés, parce qu’issu de leur communauté, et défendait pied à pied, avec énergie, leurs intérêts dans la nouvelle organisation (Figure 6).

Conclusion

La reconquête de la filière microélectronique en France dans les années 80-90 a été ponctuée par deux plans gouvernementaux dont la cohérence apparaît mieux aujourd’hui avec le recul du temps. Le premier, lancé en 1977 privilégiait la diversité des acteurs, il a permis de bâtir des fondations techniques solides et de rassembler des compétences diverses et en grand nombre. Sa logique de concurrence entre industriels, comme entre laboratoires, s’adaptait bien à une époque où la microélectronique cherchait ses voies dans le foisonnement des concepts. Le second, décidé en 89, privilégiait lui la cohérence de l’action et la coopération des acteurs, il était parfaitement adapté à l’entrée de la microélectronique dans les années « roadmap » où tous les efforts se concentrent sur un nombre restreint de solutions. Le premier, en faisant jouer un rôle clé à France Télécom, faisait le pari que le secteur des télécommunications serait le moteur, et le premier bénéficiaire, de la microélectronique. L’explosion du marché du GSM autour des années 2000 en est une belle illustration. Le second marquait la maturité stratégique et technique de notre champion industriel et le transfert des chercheurs au plus prés de ce champion garantissait l’efficacité optimale sur la voie tracée par la roadmap. Il permettait par ailleurs à FT de reconvertir le CNS vers d’autres recherches plus directement liées à son nouveau statut d’opéra- teur de services de télécommunications.
Il est remarquable de noter que dans les deux cas, les décisions prises au plus haut niveau se sont traduites par des actes extrêmement rapidement : le CNS, comme le Centre de Crolles douze ans plus tard, sont sortis de terre en moins de deux ans, et devenus pleinement opérationnel en quelques mois (les projets des années 2000 comme MINATEC ou le Centre de Microélectronique de Provence pourront ils relever ce défi, dans un contexte où les mécanismes de décision et de financement se sont fortement complexifiés ?). La continuité dans la vitesse de mise en oeuvre s’est donc ajoutée à la continuité de la vision pour assurer le succès des plans « microélectronique » successifs.
Pour porter ses fruits, cette stratégie devait être portée et conduite par des hommes de talent, réunis au sein d’une communauté cohérente et ouverte au débat. Jean Pierre Noblanc a pendant plus de vingt ans dépensé sans compter une formidable énergie pour bâtir cette communauté, dont il a été l’un des visionnaires les plus éclairés.

1-Histoire des Télécommunications en France, édition ERES, 1984 (retour)
2-Robert Veilex, ibid(retour)
3-Rapport S. Nora, A. Minc « L’informatisation de la société », La documentation française, Paris 1978 (retour)
4-revue 50 ans d’innovation au CNET, Paris 1994 (retour)
5-réunion programme du 2 mars 78 avec M. Camus, R. Veilex, G.Borel (CEA/Leti), M. Martineau (CNRS) et leurs collaborateurs. (retour)
6-Marqué par l’attribution du prix CNET 1984 pour le système de CAO Cassiopé (retour)
7-marqué par l’attribution du prix CNET 1986 pour la filière CMOS Wal 1 micron (retour)
8-CR réunion ST-CNET du 24/04/88 (retour)
9-signature de l’accord FT/CEA en décembre 90 par M. Feneyrol et Y. Descatha (retour)
10-Bleu de Matignon du comité interministériel du 12 juin 1989 (retour)
11-signature de l’accord ST/France Telecom pour la création du Centre Commun ST CNET en Décembre 89 par J.P. Poitevin et J. Monnier; achèvement des bâtiments de Crolles en décembre 91 ; fin 1992, 40 chercheurs du CNS sont à pied d’oeuvre à Crolles et les premières tranches de silicium sont fabriquées en 0.7 micron (retour)
12-D.Bois, P.Senn article dans l’Echo des Recherches, janvier 1981 (retour)
13-Compte rendu réunion technologie critique DGT du 31/10/80 (retour)
14-Compte rendu réunion technologie critique DGT du 31/10/80 (retour)
15-le projet Marathon du CNET qui portait en germe le GSM ne devait être lancé qu’en 1982 et l’introduction commerciale du GSM par Itineris ( FT) dix ans plus tard en 1992. (retour)
16-réunion programme du 2 mars 78 (retour)
17-compte rendu conseil scientifique de FT présidé par J.Friedel, Meylan, Mars 1993. (retour)
18-Ibid 10 (retour)
19-au sens défini par Andy Grove dans « seuls les paranoïaques survivront », ed. Village mondial, Paris 1997. (retour)