Anton BRENDER    Florence PISANI
LE NOUVEL ÂGE DE
L'ECONOMIE
AMERICAINE

Ed. ECONOMICA, 1999

Introduction

Baisse simultanée du chômage et de l'inflation, hausse ininterrompue de la Bourse, expansion continue de l'activité et de l'investissement américains autant d'évolutions qui, vues d'Europe, ne peuvent que susciter admiration et envie. Pour les tenants du New Age, les prouesses macro-économiques auxquelles les Etats?Unis nous habituent ne sont pas le produit d'une politique habile, encore moins celui d'un hasard heureux : ils sont la preuve d'une profonde transformation industrielle et institutionnelle. Une double révolution -électronique et libérale - est venue élever significativement et durablement le potentiel de croissance et abolir définitivement les tensions cycliques. L'explication de ces étonnantes performances macro-économiques tient donc, avant tout, à un complet renouveau micro-économique.
La présente étude ne nie pas l'ampleur des innovations techniques et " managériales " intervenues outre-Atlantique. Elle s'interroge seulement sur la réalité de la rupture macro?économique qu'elles auraient, jusqu'à présent au moins, engendrée. Faut?il vraiment, pour comprendre la faiblesse de l'inflation américaine ou l'importance des créations d'emplois, faire référence à un " nouveau paradigme " ? Constate t-on effectivement l'accélération des gains de productivité annoncée par les prophètes du New Age ? Telles sont quelques-unes des questions que cette étude cherche à éclairer. L'image qu'elle livre est plus complexe et plus ambiguë que celle propagée aussi bien par les partisans que par les détracteurs du " modèle américain ". Loin de conclure sur un péremptoire " A l'ouest, rien de nouveau ", elle montre que les changements les plus significatifs ne sont pas forcément les plus soulignés. Elle insiste aussi sur les problèmes auxquels l'économie américaine est confrontée. La manière dont elle y fait face ne peut, en Europe au moins, laisser indifférent : dans une large mesure, ces problèmes seront aussi, demain, les nôtres.

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Le trait sans doute le plus étonnant de la " nouvelle économie américaine " est l'expansion ininterrompue de l'activité depuis le début des années 90. Cette expansion, rapide, s'est accompagnée d'une baisse, elle aussi continue, de l'inflation. Comment ce résultat a t il pu être atteint dans une économie où les manifestations du cycle étaient, traditionnellement, très marquées ? Telle est la première question posée par cette étude.

Le mode de conduite de la politique monétaire fournit une bonne part de la réponse. La contribution, relativement peu contestée, de cette politique est d'autant plus notable qu'il n'y pas si longtemps seule la politique budgétaire semblait pouvoir être mise utilement au service de la croissance. I1 est vrai que l'approche adoptée par la Réserve fédérale a été assez éloignée de celle prônée par l'orthodoxie monétariste. Face à la complexité d'une économie postindustrielle, face à la violence des chocs que la mondialisation commerciale et financière peut engendrer, la seule règle que s'est imposée cette banque centrale est celle du plus grand pragmatisme. En prenant systématiquement en compte les actions et réactions des marchés, en doutant en permanence - avec beaucoup d'humilité - de sa capacité à déterminer le rythme maximum de croissance soutenable sans accélération de l'inflation, la Réserve fédérale a largement contribué à la performance macro-économique récente de l'économie américaine. Conclure pour autant à " la fin de l'inflation " est excessif. Certes les faits - inflation en baisse malgré une forte croissance - sont là. Mais une analyse attentive laisse penser qu'un mécanisme parfaitement réversible - et peu " nouveau " - les explique. La chute des prix à l'importation, à partir du milieu des années 90, a accéléré un enchaînement vertueux par lequel la baisse de l'inflation observée a entretenu celle des anticipations sur l'inflation à venir. Malgré une diminution continue du taux de chômage, la dérive des salaires a pu ainsi être contenue ; d'où, de moindres hausses de prix... et une poursuite de la baisse des anticipations d'inflation. Pour rendre compte des évolutions de prix observées, point n'était besoin, jusqu'à la fin de 1998 au moins, de faire appel à une quelconque accélération des gains de productivité venue " miraculeusement " réduire les coûts salariaux et, partant, l'inflation.

L'absence de toute rupture du rythme tendanciel des gains de productivité se lit également dans l'évolution de l'emploi et des revenus analysée dans la seconde partie. Le " contenu en emploi " élevé de la croissance - conséquence arithmétique de la modération des gains de productivité - est un trait constant, depuis maintenant trois décennies, de l'économie américaine. Comme l'est d'ailleurs, fort logiquement, son revers : la faiblesse du progrès des salaires réels. L'examen de l'évolution du marché du travail n'en est pas moins pleine d'intérêt. Il montre, en effet, comment l'économie américaine est parvenue aujourd'hui aux limites du plein emploi après avoir créé, par dizaines de millions, des emplois tertiaires. Contrairement à une idée fréquemment reçue, ce qui distingue ces emplois n'est pas leur mauvaise qualité mais leur grande hétérogénéité. Par comparaison avec l'industrie, le tertiaire crée moins d'emplois moyens et plus d'excellents ou de mauvais (si l'on accepte de mesurer la qualité d'un emploi par son niveau relatif de rémunération). Dès lors que rien ne s'y est opposé, ce développement massif d'un emploi postindustriel s'est accompagné d'une montée frappante des inégalités, tant au niveau des rémunérations des salariés que du revenu des ménages. Derrière la stagnation du salaire réel moyen, on constate une hausse continue des rémunérations les plus élevées et une érosion des plus basses. D'où une absence presque totale, sur le dernier quart de siècle, de progression du revenu des plus défavorisés, celui des minorités noires et hispaniques en particulier. Dans la mesure où le taux d'emploi de la population en âge de travailler est aujourd'hui extrêmement élevé et où la croissance démographique devrait rester modérée au début du siècle prochain, le choix auquel est confrontée, en cette fin de siècle, la société américaine est clair. Pour continuer de croître à un rythme soutenu, il va lui falloir faire appel à de plus en plus d'immigrés - au risque de soumettre à rude épreuve des mécanismes d'intégration sociale qui montrent depuis de longues années maintenant leurs limites - ou aller vers une croissance plus économe en travail.

Aller vers une croissance plus économe en travail - comme devront le faire demain d'autres sociétés vieillissantes - exigerait toutefois une augmentation plus rapide de la productivité. La dernière partie de cette étude précise quels ont été, jusqu'à présent, ses déterminants. La modération de ces gains de productivité est moins étonnante qu'il n'y paraît au premier abord. Certes, depuis le début de cette décennie, le taux d'investissement américain a augmenté et le contenu en électronique de l'investissement est de plus en plus élevé. Mais le stock de capital dont disposent les Etats-Unis est énorme et sa durée de vie se raccourcit régulièrement. Faire croître rapidement le volume de capital mis à la disposition de chaque travailleur exige, dès lors, un effort d'investissement soutenu. Depuis plus d'un quart de siècle, en effet, les progrès de la productivité du travail américain restent, avant tout, fonction du rythme de hausse de ce ratio de capital par tête. Leur accélération durable suppose que les Etats-Unis investissent plus dans les activités tertiaires dont l'intensité capitalistique est encore très faible, sans pour autant investir moins ailleurs. Comment un tel surcroît d'investissement pourrait-il être financé, sinon en empruntant de plus en plus à l'étranger ? Ne risque t-on pas d'assister rapidement à une crise des paiements extérieurs américains ? Pour être réel, le risque n'en est pas moins plus faible qu'on ne le considère souvent. En une vingtaine d'année, la manière dont l'économie américaine se finance auprès du reste du monde a profondément changé. Le financement des Etats-Unis dépend beaucoup moins des besoins de réserves des banques centrales étrangères et beaucoup plus de l'attrait, pour l'instant presque exclusif, exercé par son système financier sur les capitaux privés du monde entier.


Copyright(c) . Created: 06/03/01 Updated: 06/03/01