Les retraités rajeunissent la nation

Jean CATHERINE,
Expert honoraire
près la Cour d'Appel de Paris

Danger

    En Occident le nombre de personnes âgées est en constante augmentation. Le "rapport démographique" défini comme le rapport entre les actifs qui travaillent (27 millions) et les retraités qui ne travaillent plus (12 millions) ne cesse de se réduire. On s'inquiète et il est de bon ton de crier à la catastrophe.

    Jusqu'à quel point les actifs accepteront-ils de voir leurs charges augmenter donc la progression de leur pouvoir d'achat freiner, pour financer les pensions ? N'a-t-on-pas atteint la limite du supportable ? Alors doit-on, peut-on diminuer voire supprimer les pensions ?

    En réalité le problème est mal posé et le raisonnement est faussé à la base. Presque toutes les études partent d'un postulat statistique erroné qui consiste à confondre la population des retraités et celle des personnes d'au moins 60 ans (actuellement 20 % de la population, 33 % dans 40 ans ?).

    Or, du fait de la pratique perverse des pré-retraites (300.000) et des "mesures d'âge" des plans sociaux avec mise au chômage des salariés les plus anciens aux frais du contribuable, on exclut prématurément du monde du travail bon nombre de quinquagénaires.

    D'autre part, depuis plusieurs décennies la longévité ne cesse de croître à un rythme soutenu. Depuis la Libération la vieillesse a reculé de 18 ans. Actuellement, à la naissance, l'espérance de vie est en moyenne de 74 ans pour les hommes et 82 ans pour les femmes.

Chaque année elle continue de progresser d'environ 3 mois : on n'avait jamais vu cela !

Vive la vie

Doit-on en conclure que la France vieillit ? Assurément, non. On vieillit plus tard. A l'évidence on reste jeune et en bonne santé plus longtemps. La paix, les progrès de la technologie, de l'hygiène, de la médecine et de la couverture sociale, l'amélioration des conditions de travail ont permis cette spectaculaire réussite humaine, cette victoire de la vie sur la maladie, l'incapacité et la mort.

    Au lieu de fantasmer sur le financement des retraites, les "vieux" et surtout les "jeunes" doivent se réjouir des perspectives qui leur sont offertes, qui sont beaucoup plus favorables que celles que pouvaient espérer les générations précédentes.

    Cessons de ne considérer que le côté négatif des retraites, qui effectivement constituent des charges, et tirons parti de notre surcroît de jeunesse, donc d'activité pour augmenter la production et la distribution de richesses.

La ceinture

Or, quelles dispositions ont été envisagées et même prises par les responsables de nos destins : pouvoirs publics et partenaires dits "sociaux" (patronat et syndicats) ? Les rabat-joie ne considèrent la situation que sous l'angle négatif.

    Pour accroître les recettes ils ont augmenté le nombre et les taux des prélèvements obligatoires : cotisation maladie, contribution sociale généralisée CSG, contribution au remboursement de la dette sociale CRDS, non seulement sur les salaires des actifs mais aussi sur les pensions des retraités. A cette pénalisation des retraites nettes, on a ajouté souvent dans les mutuelles des surcotisations imposées en fonction de l'âge pour la couverture complémentaire maladie.

    Bien plus, pour réduire les charges, on a réduit les pensions de retraite du secteur privé et plafonné celles de la fonction publique. en freinant l'indexation. Alors qu'en toute équité les pensions nettes devraient évoluer comme les salaires nets, c'est-à-dire participer à la distribution des fruits de la croissance (générée aussi par les retraités quand ils étaient actifs) par solidarité entre les générations, le pouvoir d'achat des retraités n'a cessé de diminuer. Par exemple, pour les salariés sur 10 ans de 1990 à 2000 les pensions du régime général de la Sécurité Sociale ont perdu 4,25 % par rapport à l'inflation (0,43 % par an), les pensions du régime complémentaire Arrco 5,7 % (0,57 % par an) et celles du régime des cadres Agirc 8,86 % (0,89 % par an).

    En moyenne depuis 20 ans la perte du pouvoir d'achat est de 1% par an, et on a programmé une érosion continue et accélérée des pensions pendant 40 ans ! Belle peerspective pour les jeunes générations !

    La pénalisation par alourdissement des prélèvements et la moindre indexation des pensions (stagnation ou faible revalorisation de la valeur du point) touchent immédiatement les retraités mais aussi et surtout à terme les actifs, lesquels sont triplement affectés puisqu'ils subissent en outre la baisse de rendement des régimes complémentaires (le prix d'acquisition d'un "point" ayant été augmenté) et l'augmentation des taux de cotisation (majorés de 25 % par le biais du "taux d'appel"). Fort heureusement, en compensation, les actifs (sauf en cas de chômage) ont en moyenne bénéficié d'augmentations de salaires bien supérieures à celles des pensions, de sorte que le moral des ménages demeure élevé.

Pauvreté absolue et relative

    Dans ce contexte, l'amélioration du sort des plus défavorisés n'est guère réalisée. Les retraites agricoles restent à la traîne. La récente réforme des aides aux personnes dépendantes reste discriminatoire car pénalisante à partir de 60 ans et très insuffisante, alors qu'en Allemagne le risque perte d'autonomie est pris en charge par la Sécurité Sociale depuis 1995. Nombreuses sont les veuves qui n'ont pour subsister que des ressources de moins de 4.000 F par mois. Le relèvement des ressources minimales s'impose.

    Les aléas de l'économie ont fait croître les travailleurs précaires : contrats à durée déterminée, intérims, temps partiel, chômage, dont les effets se répercutent plus tard sur les retraites...

    On diffère indéfiniment le rapprochement et l'harmonisation des régimes de retraite. Le "taux de remplacement" (montant de la pension rapporté au salaire de fin de carrière) est généralement de 75 % dans les fonctions publiques et les régimes spéciaux (EDF, RATP, SNCF...) mais de 75 à 40 % dans le secteur privé, où, de surcroît, l'âge d'ouverture des droits à la réversion a été élevé à 60 ans alors qu'il est sans condition dans le public.

Une solidarité effective

Pour justifier les mesures restrictives, on se donne bonne conscience en soutenant hypocritement que le niveau de vie des retraités est égal voire supérieur à celui des actifs. Pour étayer cette aberration, on fausse les statistiques en incluant dans le revenu des retraités le fruit des économies qu'ils ont réalisées en tant qu'actifs, ce qui biaise la comparaison. On oublie aussi que les retraités aident leurs enfants et petits-enfants (en cas de chômage, pour leur logement...) et même souvent cumulativement leurs propres ascendants

    (en cas de dépendance...). Leur propre niveau de vie s'en trouve affecté. En plus de l'aide financière, les retraités contribuent en nature au bonheur de leur famille : garde des petits-enfants, aide des plus grands dans leurs études, entretien des logements et jardins, en tant que "aidants" soins et assistance des parents en perte d'autonomie... Ce faisant, ils remédient significativement aux carences des pouvoirs publics et des régimes de protection sociale en matière de crèches, d'écoles, d'infirmerie, d'hospitalisation, d'aide aux personnes dépendantes (particulièrement éprouvante physiquement et moralement), toutes activités d'utilité sociale.

    Les retraités ne se contentent pas de manifester leur soutien à leur propre famille. Combien participent à des cours d'alphabétisation, à des leçons de rattrapage scolaire, à des visites aux personnes seules ou isolées, assistent des handicapés, parrainent des jeunes... !

    Toutes ces activités, utiles et nécessaires, de production de services ne sont pas prises en compte dans les statistiques pour déterminer le produit intérieur brut P.I.B.. Elles sont cependant essentielles pour la cohésion de la société civile. On estime à 3 millions le nombre de bénévoles, dont de nombreux retraités.

    Encore conviendrait-il d'ajouter les travaux réalisés par les retraités dans les associations d'utilité publique ou d'intérêt général ou non, dans les conseils municipaux et les diverses collectivités publiques, dans les organismes paritaires, les mutuelles... Plus de la moitié des maires sont des retraités.

L'exclusion

    Et l'on continue imperturbablement (malgré nos engagements solennels dans le cadre européen) à exclure les seniors en maintenant ou même en instituant (encore récemment dans la réforme du Code de la Mutualité) des limites d'âge discriminatoires !

La consommation

    Les retraités représentent une part importante des consommateurs non pas seulement comme on l'a trop décrié pour les loisirs et les voyages mais dans l'informatique (internet...), la santé... Nombreux sont ceux qui continuent à investir, apportant leurs économies même modestes en contribution au financement des entreprises (par l'intermédiaire des Sicav, des assurances-vie...) ou du logement (au travers des caisses d'épargne... ).

    La "catégorie socio-professionnelle" des retraités est essentielle pour la prospérité de la nation. Ses représentants, au sein d'associations, démocratiquement élus, doivent participer à l'élaboration de réformes. Il faut sauver les retraités et les retraites. Comment

Les améliorations souhaitables

    Non seulement il faut consolider et assurer ce qui existe mais il faut entreprendre un certain nombre d'améliorations : relever les minima notamment pour les veuves, prendre en charge à la Sécurité Sociale le risque dépendance sans condition d'âge et de ressources, laisser à chacun le choix de son âge de départ avec une pension actuariellement neutre, partager entre les époux divorcés les droits à la retraite acquis pendant le mariage (comme en Allemagne), favoriser les flexibilités par exemple en ne pénalisant pas le cumul entre un emploi et une retraite et en facilitant la retraite progressive...

Une harmonisation équitable

    Il faut aussi progresser dans le sens de l'équité. Si l'histoire permet de comprendre la diversité des régimes, on peut et on doit chercher à harmoniser, mais raisonnablement. Les engagements doivent être tenus et les droits acquis respectés. Les réformes ne sauraient concerner que les périodes à venir, comme on vient de le faire au Luxembourg pour la fonction publique. Ne peut-on pas concevoir un régime unique universel de base pour tous les français, par exemple ? En tout cas, il faut se donner du temps, se ménager des transitions.

Le financement

    Mais comment financer ? D'aucuns voient dans la capitalisation la solution...

    L'effondrement des régimes en capitalisation après la seconde guerre mondiale, plus près de nous la chute de la Bourse de 50 % en un an montrent les limites de ce remède. Certes l'épargne a toujours été utile et recommandable, mais elle ne saurait qu'être individuelle et volontaire, en tout cas marginale car précaire et aléatoire ; or, le retraité a besoin de sécurité.

    Il est absurde de prétendre que les régimes en répartition vont faire faillite. Par définition, même s'ils ont des difficultés, ils équilibreront les recettes et les dépenses. Il faut et il suffit de les renforcer. Tout d'abord si le PIB continue à progresser, il générera automatiquement des surplus de cotisations, lesquelles d'ailleurs pourraient utilement porter non seulement sur les salaires mais aussi sur les autres éléments de la valeur ajoutée (comme on calcule les cotisations des entreprises aux organisations patronales). D'autre part le taux de fécondité des femmes qui était descendu à 1,8 enfants est remonté à 1,9 et se rapproche du taux de 2,1 qui assure le renouvellement des générations donc des financeurs.

    La répartition est le seul système qui permette d'assurer la sécurité juridique et financière des actifs et des retraités, d'aujourd'hui et de demain, grâce à la solidarité de toutes les générations successives. C'est d'ailleurs le système le plus répandu dans les pays développés, y compris en Allemagne et aux Etats-Unis, souvent cités en exemple, où le plafond des retraites de base est même le double du nôtre !

    Consolider la répartition ne signifie pas la scléroser : il faut la faire évoluer pour l'adapter aux changements de la société civile. Alors que celle-ci évolue du point de vue démographique, économique, sociologique, nos régimes de retraite sont restés pour l'essentiel figés, les réformettes intervenues n'étant que des palliatifs de misère.

    Il faut maintenant cesser de conduire l'avenir en se bornant à ne regarder que dans le rétroviseur.

    D'abord il faut mettre fin au plus vite à l'élimination malthusienne des pré-retraités. Les entreprises qui pratiquent ce gâchis doivent en payer le prix sans en reporter la charge sur la collectivité.

Pousser le curseur

    Notre pays voit croître sa population de sexagénaires et plus et cette population vit de plus en plus longtemps et en bonne santé sa capacité de travail est importante et progresse.

    Réjouissons-nous et utilisons la au lieu de rémunérer l'inactivité contrainte. Récupérons cette force de travail pour accroître le dynamisme. Au-delà du bénévolat, des millions de retraités, préretraités ou chômeurs, au lieu d'être relégués dans la situation de sujets passifs assistés peuvent rester acteurs pleinement productifs et cotisants, facteurs d'enrichissement de la nation donc de chacun, si on repousse progressivement et selon les capacités de chacun (avec des bonifications pour maternités, ou travaux pénibles) l'âge où l'on se "retire".

    Le curseur qui marque le passage d'un statut à l'autre doit être déplacé, ce qui assurera automatiquement l'équilibre nécessaire entre les cotisations et les prestations.

    Maintenir le départ en retraite à 60 ans et (pire) en préretraite à 50 ans est aberrant. De même augmenter sans fin les cotisations ou réduire les pensions.

    Objectera-t-on qu'il faut pouvoir offrir des emplois alors que sur le marché du travail on subit 9 % de la population active au chômage ? Il y a un demi-siècle la France nourrissait 40 millions d'habitants ; elle en nourrit maintenant 60 millions.

    Nous avons prouvé notre adaptabilité et notre dynamisme.

    Sans qu'il en coûte davantage, on peut à la fois améliorer le sort matériel et moral des retraités et satisfaire la liberté de choix et la responsabilité de chacun, à condition de travailler quelques années supplémentaires, ce qui est possible du fait des progrès de la longévité et de la santé, pour le plus grand bénéfice de tous et de chacun. La nation, en prolongation de jeunesse active n'en sera que plus prospère et heureuse.