Atelier de Témoignage du 10 juillet 2002
à Pleumeur Bodou

EXPÉRIENCE TELSTAR 1 DU 11 JUILLET 1962
Dernières heures de préparation et premières transmissions
Témoignage de Jean-Pierre COLIN

Paris le 12 octobre 2002

Sommaire
1. Une drôle d'ambiance2. Un chantier peu commun3. Un radôme vraiment très provisoire
4. Des équipements nouveaux5.Un personnel hétéroclite et peu formé6. Une antenne démesurément grande
7. Une petite Tour Eiffel dans le ciel breton8. Les Américains9. Une concurrence déjà en vue
10. Un système qui fonctionne11. Le satellite est lancé12. L'instant décisif
13. Messieurs les Anglais, tirez !14. Un programme de variété..15. Une visite importante
16. Un radôme plus solide et plus lourd...17. Une expérimentation incessante18. Conclusion

Quarante ans après, il est des souvenirs qui restent, tant les événements vécus ont été forts.....

1. Une drôle d'ambiance

D'abord, l'ambiance de cette transmission expérimentale est tout à fait différente d'un essai en laboratoire, même avec des moyens importants mis en oeuvre et je vous explique pourquoi :
Le téléphone en 1962 est un produit contingenté puisqu'il faut attendre parfois des années pour l'obtenir. Souvenez-vous des chansonniers qui disaient que la moitié des français attendaient le téléphone et l'autre la tonalité.... Moi je travaillais depuis deux ans dans une région et me trouvais journellement aux prises avec les difficultés à développer les réseaux par manque de crédits. J'ai souhaité être nommé à Pleumeur-Bodou pour travailler sur des choses nouvelles. J'ai été particulièrement bien " servi ", au milieu d'un énorme chantier qui coûtait évidemment beaucoup d'argent. Est-ce que j'aurais changé d'administration ?

2. Un chantier peu commun

D'abord un chantier où le béton et la ferraille dominent de tous côtés, un chantier gardé nuit et jour par les gendarmes, l'obligation de porter un badge pour se déplacer quand on ne restait pas embourbé.... Et, qui dit satellite, dit aussi, fusée, à tel point que les gens habitant aux alentours s'inquiètent à juste titre : et si ce chantier placé " top secret " était, avec son anneau de béton, une future base de lancement de fusée ? Il est vrai que ce chantier, de nuit, avec son radôme translucide illuminé fera, plus tard, penser à un paysage lunaire.

Mentionnons la fièvre permanente qui animent les entreprises, pressées de tenir les délais impartis toujours très courts. Il est arrivé que des monteurs devant installer du matériel au bâtiment central s'aperçoivent que le plancher n'est pas encore posé.... Tout doit aller très vite et bien fonctionner.

3. Un radôme vraiment très provisoire

Le radôme provisoire est érigé début mars. Ce qui frappe le plus, outre la taille de l'enveloppe, c'est sa verrue ou son nez suivant l'avis du public. Il est naturellement la source de nombreuses visites de personnalités et de public. On sait que ce radôme est destiné à protéger le chantier de montage de l'antenne. Cependant, début avril, une tempête malencontreuse le déchire. Quelque chose s'est " dégonflé " à Pleumeur-Bodou? Il est démonté, étendu sur l'aérodrome, réparé, recollé, remonté et regonflé (en même temps que le personnel). Malheureusement, deux jours après, la déchirure réapparaît; il s'effondre à nouveau et on se résout à faire venir celui d'Andover. Voilà du temps perdu pour monter l'antenne, alors que les délais sont déjà au plus juste.

4. Des équipements nouveaux

Beaucoup de matériels sont issus directement des labos ou presque, je cite le préamplificateur maser à rubis, refroidi à l'hélium liquide, la commande numérique de l'antenne, le récepteur à compression de fréquence, l'émetteur à tube à onde progressive de 2 Kw, les traqueurs etc..... Le système d'énergie à installer était d'une complexité rare compte tenu du nombre d'équipements à alimenter, de leur éloignement, de la sécurité à conserver et des fréquences américaines bizarres.... La commande numérique de l'antenne avec ses quelques centaines de cartes installées au bâtiment central et dans la cabine inférieure sous le radôme faisait même frémir le responsable des études de la C.G.E. à Marcoussis, M. MANDEL.

Le seul endroit qui semblait calme, c'était le centre de calcul placé sous la direction de Jean RIOU. Le calculateur IBM 1620 était le système rassurant, bien installé dans une grande salle, avec ses dérouleurs de bande spectaculaires, son personnel studieux et indépendant du branle bas extérieur.

5. Un personnel hétéroclite et peu formé

Beaucoup d'équipements à mettre en oeuvre sont complètement inconnus du personnel nommé à Pleumeur-Bodou. Il y aurait eu matière à une formation longue et rigoureuse, ce qui s'est fait évidemment plusieurs années après. Donc c'est la formation sur " le tas " et d'une manière très accélérée. Heureusement, les ingénieurs qui supervisaient l'opération nous instruisent avec beaucoup de patience et d'efficacité. Pour ma part, j'apprends beaucoup avec Jean-Pierre HOUSSIN et Alain DYEVRE. Nous savons que, eux aussi, ont le souci d'un fonctionnement parfait, et chacun y met du sien avec sa compétence et son dévouement. Je pense que les Français se distinguent dans l'art de se " débrouiller ". Personne ne compte les heures passées, ce qui importe, c'est le résultat !

6. Une antenne démesurément grande

L'inquiétude majeure vient de l'antenne dont le montage semble ne pas avancer bien que les ouvriers y travaillent jour et nuit. L'ambiance qui règne sous le radôme provisoire est particulièrement insoutenable à cause des gaz d'échappement provenant des grues. Les monteurs de l'entreprise CAMOM prennent des risques insensés pour effectuer des soudures ou monter les panneaux. Je me souviens du premier jour où l'antenne a tourné dans le sens de l'élévation. C'était magique de voir cette énorme structure tourner avec la délicatesse de sa mécanique de précision. Puis il y eut le réglage des panneaux qui s'est fait au théodolite pour obtenir un réflecteur parfait. A ce sujet, je vais vous citer une petite anecdote : les mécaniciens montés dans les structures pour régler les panneaux devaient être en liaison avec le géomètre travaillant avec le théodolite. Ils cherchaient donc un moyen simple pour se communiquer. Je possédais deux téléphones en bois type 1910 dans lesquels j'avais installé une pile et ils s'en sont servis. Je me suis dépêché de les récupérer dès la fin de l'opération.....

7. Une petite Tour Eiffel dans le ciel breton

Depuis février, une entreprise monte un pylône métallique de 200 mètres sur l'île Losquet située à 7 km du site. Ce pylône, appelé " pylône de collimation ", doit servir de support pour un répondeur capable de simuler le satellite, tant du point de vue de sa poursuite que du bilan de la liaison de télécommunication. Ce système qui s'est avéré indispensable a été réalisé par les services du CNET de Paris dirigés par Jean-Pierre HOUSSIN. La télécommande du système à partir du bâtiment central a été développée par un autre service de Paris. Le pylône est également muni d'un phare très puissant afin d'effectuer une visée optique (et en même temps d'inquiéter le voisinage quand il était allumé la nuit). En plus, ce pylône possède un balisage rouge destiné à la sécurité aérienne, du plus bel effet la nuit..... L'énergie est produite sur l'île par trois groupes diésel automatiques qu'il faut évidemment ravitailler et là, on peut raconter bien des histoires aussi mouillantes que piquantes....

8. Les Américains

Les Américains dirigent le montage des équipements qui les concernent, avec beaucoup de compétence et beaucoup d'appels téléphoniques aux U.S.A. Ce qui nous frappe le plus, c'est leur spécialisation, tout à fait surprenante pour les Français. Par contre, dès qu'ils rencontrent un problème, nous les étonnons souvent par les solutions rapides et efficaces que nous leurs proposons. Les relations que nous entretenons avec eux sont cordiales à la condition de bien vouloir travailler à leur rythme. Leur manière de réaliser les câblages nous stupéfient. Pour résoudre les problèmes souvent dus à la différence de langue, le croquis sur le carnet est souvent la seule méthode efficace.

9. Une concurrence déjà en vue

Enfin, la course avec les Anglais qui édifient une station concurrente en Cornouaille est latente dans les esprits. René SUEUR, qui est l'un des adjoints de Pierre MARZIN, réunit les " responsables de groupe " pour les informer de l'intérêt de rendre la " Station Spatiale " opérationnelle pour le jour du lancement du satellite, argumentant que l'effort financier consenti par le pays devait être récompensé. Tout le monde comprend que la course commence et va se poursuivre. On sait que la station de Goonhilly-Downs édifiée en Cornouaille est prête, paraît-il, depuis longtemps et attend le lancement du satellite pour entrer en action.

10. Un système qui fonctionne

On apprend assez tardivement que le lancement du satellite Telstar 1, construit par les Bell Labs, se fera le 10 juillet 1962 depuis la base de Cap Canaveral. L'antenne n'est pas prête mais elle n'est pas la seule... Certains souhaitent, à mots couverts, que le lancement soit reporté à une date ultérieure. D'autres espèrent, sans trop l'avouer, que le satellite ne fonctionnera pas. Les équipes de Paris qui ont participé aux opérations avec le satellite ECHO nous disent qu'on ne mesurera que du bruit, maigre consolation après tant de mois d'effort, surtout que la construction du centre, par elle-même, en a déjà beaucoup fait.... Alors, le 7 juillet, après avoir encore accéléré les travaux, l'antenne est en mesure de tourner et d'être commandée par son système numérique. Bien entendu, on mesure la température de bruit du système, l'antenne au zénith, on trouve 32 degrés K, ce qui rassure déjà beaucoup de monde. Ensuite, on l'oriente vers l'île Losquet, le système de poursuite automatique fonctionne bien. Le système de télécommunication permet de vérifier qu'avec un niveau de moins 90 dBm, mesuré à l'entrée du récepteur, les images et le son de la télévision transmis en boucle restent corrects et même en descendant encore le niveau. Ces valeurs sont celles qu'on espère obtenir avec le satellite si tout se passe bien. Bien qu'ayant trouvé ces valeurs rassurantes, beaucoup sont sceptiques quant à la réussite de l'opération. Les jours passent et les tests se multiplient grâce au répondeur de l'île Losquet, conformément au programme fixé. Les mesures de bruit en explorant la bande passante ainsi que la bande passante elle-même sont faites et refaites. Pour coordonner les opérations, chaque opérateur important est muni d'un casque et d'un micro pour recevoir les informations à partir du pupitre de commande situé dans le bâtiment central et lui-même en relation avec la station sœur d'Andover (Maine). Les opérations sont organisées suivant le principe de la " check list " et débutent deux heures avant le début du " passage " du satellite.

11. Le satellite est lancé

Le 10 juillet, on apprend de source sûre que le satellite Telstar 1 a été lancé avec succès et placé sur l'orbite prévue dans un plan placé à 45° par rapport au plan de l'Équateur. Les visages se figent et l'inquiétude, jusque là contenue, devient réelle. Le moment décisif arrive et va concrétiser ou décevoir tous les espoirs. Les équipes chargées du traqueur d'acquisition repèrent dans la soirée la balise à 136 MHz du satellite, balise émise en permanence et transmettant la télémesure. Le traqueur de précision ne le trouve pas malgré tous les efforts mis en oeuvre. Une inquiétude certaine commence à se faire sentir. On apprend peu de temps après par la ligne de service avec Andover que le satellite n'a pas été télécommandé et donc n'a pas émis sa balise de localisation à 4080 MHz destinée au traqueur de précision. Encore une émotion qui a été ressentie fortement....... mais ce ne sera pas la dernière.

12. L'instant décisif

Après cette première émotion, le personnel va préparer le " passage " suivant qui va être, espérons, le bon, enfin. Le programme est de recevoir une image de télévision avec le son. Toute la procédure se déroule normalement avec les essais effectués par le répondeur de l'Ile Losquet. Au dehors, une tente a été aménagée pour que les journalistes puissent voir la télévision qui doit parvenir en direct des États-Unis, ceci pour éviter un encombrement des salles de travail. Les essais se poursuivent avec succès quand, brusquement, le récepteur tombe en panne. Une véritable panique s'empare de tous mais il reste encore 45 minutes avant le début de l'opération. A la cabine supérieure, placée sous la responsabilité de Michel GARNIER, où se trouve le récepteur, la panne due à la défaillance d'une lampe-phare 416 B est vite détectée. La lampe est changée et tout fonctionne normalement. Les opérateurs du pupitre de commande, supervisé par le commandant VAN RENTERGHEM (un belge stagiaire), Alain DYEVRE et Alain LE BIHAN écoutent fiévreusement ce que disent les Américains d'Andover. On apprend que le satellite a été acquis par Andover, puis qu'il a été télécommandé avec succès et que les images transmises par Andover sont reçues en boucle à travers le satellite. A Pleumeur, déjà depuis vingt minutes, l'antenne a été pointée en direction du lever du satellite. Les moniteurs de télévision produisent une " neige " permanente et les haut-parleurs un bruit de cascade en attendant que le récepteur reçoive une porteuse. Puis la neige disparaît soudain avant que le satellite apparaisse à l'horizon, laissant place à une image furtive, le bruit des haut-parleurs s'est aussi dissipé, une rumeur court sur la ligne de coordination : " il arrive ". Puis, la neige revient... quelques instants. Roger GUENEGO, chargé du traqueur de précision hurle sur la voie de coordination: " Precision traqueur en autotrack ". Enfin, la " neige " s'estompe, laissant place à l'image du drapeau américain. Il est 0H47 heure française. On s'aperçoit que la salle des équipements terminaux où je me trouve est envahie par une foule incroyable. Certains prennent des photos, d'autres versent une larme. La transmission se poursuit par l'interview autour d'une table des responsables de projets américains. Les images ont duré sept minutes et ont été enregistrées sur bande magnétique. Les Américains d'Andover sont informés du succès de l'opération. A Pleumeur, c'est la joie partout et pour tous. Pierre MARZIN est ravi. On apprend en même temps que la station anglaise de Goonhilly-Downs n'a reçu que du bruit.

13. Messieurs les Anglais, tirez !

Comprenant la consternation des Anglais, les Américains leur offrent la possibilité d'émettre vers le satellite au passage suivant. Bien que n'étant plus concernés à Pleumeur-Bodou, personne ne songerait à partir, surtout que tout va recommencer, cette fois-ci " à froid ". On attend donc le passage suivant et tout se passe exactement comme avant sauf que ce sont les Anglais opérant à Goonhilly qui apparaissent sur les images, car ils avaient installé des caméras dans leur station. La nuit se termine au casino de Perros-Guirec, Pierre MARZIN voulant récompenser aussitôt tous ceux qui ont contribué au succès de l'opération.

14. Un programme de variété..

La nuit suivante offre une visibilité commune du satellite entre la France et les États-Unis. La station de Pleumeur-Bodou transmet un programme de variété avec Yves MONTAND et Michèle ARNAUD. L'heure de la transmission permet une diffusion directe sur le réseau américain. Le 13 juillet, la télévision fait place au téléphone et, Jacques MARETTE, Ministre des P.T.T. communique pour la première fois avec le Président de L'A.T.T.

15. Une visite importante

Le Général de Gaulle, Président de la république, inaugure officiellement le centre le 19 octobre 1962. A cette occasion, il lui est adressé directement par satellite un message de bienvenue par l'ambassadeur de France aux U.S.A.(échec à éviter ce jour là) !

16. Un radôme plus solide et plus lourd...

Le radôme installé, appelé " shelter " par les Américains, est conçu pour protéger le chantier des intempéries. Il est donc nécessaire de le changer pour un autre définitif, plus épais, plus lourd et plus solide. L'opération a lieu fin juillet et se réalise sans aucun incident, sauf que la caisse qui permet de transporter l'enveloppe a été clouée avec des pointes suffisamment longues pour percer l'enveloppe...

17. Une expérimentation incessante

L'expérimentation de la transmission avec des satellites à défilement se poursuit d'une manière intensive. Les satellites RELAY (décembre 62) Telstar 2 (mai 63), RELAY 2 (janvier 64) sont mis sur orbite et les derniers, beaucoup plus éloignés, ce qui permet des durées de visibilité allant jusqu'à une heure. Parmi toutes les transmissions effectuées, certaines laissent plus de souvenirs que les autres : les images reçues rapidement après l'affaire des fusées à CUBA et l'attentat perpétré contre le Président J.F.KENNEDY, ont été diffusées sur le territoire français presque aussitôt reçues. Une mention particulière peut être citée : la télécommande directe du satellite à partir de Pleumeur-Bodou pour réaliser une transmission directe de télévision à partir du JAPON en avril 1964.
Pour montrer aux Russes les avantages du système SECAM, en 1965, il est décidé de participer aux expérimentations avec le satellite MOLNYA 1, ce qui oblige la modification d'un émetteur et la création d'un nouveau récepteur. Les essais, réalisés conjointement avec les équipes de TDF, dirigées par M. BLANCHEVILLE, sont un réel succès et les Russes adoptent le système français SECAM.

18. Conclusion

Ces quelques lignes évoquent des années d'effort consentis par des milliers de chercheurs, d'ingénieurs et de techniciens qui se sont investis pour que les satellites soient opérationnels et fiables. On peut parler d'acharnement lorsqu'on s'aperçoit qu'un système aussi nouveau et aussi complexe a été opérationnel en 1965, soit trois ans après ses débuts pour les satellites actifs. Il doit rester, à mon avis, un modèle à citer et à suivre dans la recherche scientifique et technique.

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