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Conférence par M. André LEBEAU, ancien Directeur Général du CNES sur

" l'engrenage de la technique, essai sur une menace planétaire ",

titre de son livre édité en 2005 par NRF Editions Gallimard,

L'engrenage de la technique.

À l'origine de l'essai que je vais tenter de vous présenter, il y a le fait que, dans les professions que j'ai exercées, - et singulièrement au cours des quinze années que j'ai consacrées à la technique spatiale, mais aussi lorsque j'ai dirigé Météo-France - j'ai été exposé à la rapidité de l'évolution technique. J'ai été confronté, comme beaucoup d'autres aux problèmes que posent localement les effets de cette évolution. De sorte que, lorsque le temps est venu pour moi de prendre mes distances avec les responsabilités exécutives, j'ai eu la tentation de construire une vision plus générale de ce phénomène, de ses mécanismes profonds et de ses conséquences globales.
On dit parfois, à la suite de Jacques Ellul, qu'il faut penser globalement et agir localement. Mais les exigences de l'action laissent peu de temps aux acteurs pour la pensée globale ; le problème est alors de savoir quels effets globaux vont résulter d'une multitude d'actions locales qui ne procèdent pas d'un dessein d'ensemble.

Deux caractère généraux du phénomène technique s'imposent dès l'abord :
- d'une part la très faible durée qui nous sépare de l'apparition des premières manifestations d'une activité technique humaine : quelques millions d'années tout au plus. C'est le millième de l'âge de la Terre et comparé au rythme de l'évolution darwinienne des organismes vivants, c'est un processus d'une extrême rapidité.
- d'autre part, plus encore que la courte durée du phénomène technique, c'est l'accélération progressive de son évolution qui nous conduit à nous interroger. Cette accélération est une évidence pour les hommes de notre temps. Dans le court intervalle de temps d'une existence humaine, elle induit des transformations massives des conditions de vie alors qu'il n'en était pas ainsi il y a seulement quelques siècles.

Le parti. Le parti que j'ai adopté dans cet essai est celui d'un regard extérieur sur la technique, regard d'observateur et non d'acteur, qui l'appréhende comme un objet parmi d'autres dans le champ des phénomènes naturels et considère l'homme comme un animal parmi d'autres. Ce parti n'est pas le plus commun dans les études qui concernent le phénomène technique ; il se sépare radicalement de la démarche habituelle du sociologue, de l'économiste et de l'historien qui situent l'acteur humain au centre du phénomène qu'ils analysent. La voie que j'ai tenté d'explorer s'apparente à celle que le chercheur applique au déchiffrement de la structure du vivant - des mécanismes sur lesquels se fonde l'existence de son propre corps - et dans laquelle le fait qu'il appartienne lui-même à l'objet de son étude n'entre pour rien. Il s'agit en somme d'une tentative pour appliquer au phénomène technique la démarche commune aux sciences de la nature, dont le premier effet est de chasser l'homme de sa position centrale. On peut se demander pourquoi ce regard extérieur n'est pas communément porté sur le phénomène technique car enfin, considérer l'émergence de la technique comme une étape de l'évolution du vivant semble, dans la perspective darwinienne, une démarche naturelle et pour tout dire inévitable. A quelles barrières psychologiques se heurte-t-elle ? D'abord, au fait que la technique semble, au premier regard, un monopole de l'espèce humaine qui l'isole du reste de la biosphère. La nature a sélectionné une espèce unique pour être porteuse de ce phénomène évolutif, en tout cas au niveau d'ampleur et de diversité qu'il atteint aujourd'hui et depuis les dernières étapes de la préhistoire. De là à considérer l'homme comme un être d'une essence différente, il n'y a qu'un pas. L'homme et la technique se trouvent alors engagés dans une relation exclusive, ce qui conduit à penser qu'on ne peut la comprendre que de l'intérieur de l'homme. Une autre difficulté tient à la relation que nous percevons entre le geste technique et l'intention consciente qui le gouverne. À l'endroit du geste technique, l'individu s'appréhende comme un acteur mu par une intention ; l'extrapolation à une intention globale, gouvernant le rapport de l'espèce à la technique, est une pente naturelle qui conduit à une vision téléologique de l'évolution technique. Mais le passage de l'intention individuelle à une intention globale est une démarche dont les fondements sont mal assurés. Un tel passage implique en effet que, de l'existence d'intentions individuelles, ou encore de comportements collectifs traduisant une convergence d'intentions individuelles, on puisse inférer l'existence d'une intention globale qui gouvernerait le phénomène. Cela ne s'impose nullement comme une évidence. Les mécanismes téléologiques ne sont présents nulle part dans la nature ; pourquoi le seraient-ils là ? J'ai pris le parti, au point de départ de ma réflexion, d'ignorer l'intention qui n'est pas un phénomène observable, et de considérer la technique comme un phénomène naturel qui prend sa source dans le vivant et qui constitue un prolongement, une ultime étape, de l'évolution darwinienne avec lequel l'espèce humaine entretient une relation privilégiée mais non exclusive. Un effet secondaire du phénomène technique est - pour utiliser le langage de l'évolution darwinienne - un succès reproductif considérable ou, en d'autres termes, une croissance démographique immodérée. Acte technique et artefact. Il est de bonne pratique, au point de départ d'une réflexion, de définir le sens des termes dont on va user. Je définis l'acte technique comme l'activité d'un organisme vivant qui crée, dans son environnement, une structure ou une forme - un artefact -, distincte de l'organisme qui l'a engendrée, et avec laquelle il établit une relation d'usage. La technique est alors l'ensemble de ces actes techniques et des artefacts qu'ils engendrent. La technique ainsi définie n'est pas le propre de l'homme. Le nid d'un couple d'oiseaux, une fourmilière sont le produit d'une activité technique. La première question que pose cette définition est celle des différences de nature entre technique humaine et techniques animales. Au-delà de l'énorme différence quantitative touchant les masses de matière affectées, l'énergie mise en œuvre et la complexité des artefacts, existe-t-il des distinctions plus fondamentales entre les natures et les produits des activités techniques humaine et animale ? C'est une question sur laquelle je vais revenir. L'existence d'une activité technique chez un être vivant suppose la capacité d'accomplir un geste qui puisse engendrer une forme et qui puisse être répété, qui procède par conséquent de l'existence dans l'organisme d'une mémoire. L'activité technique est ainsi le propre de certaines espèces animales - arthropodes et vertébrés - qui sont capables d'accomplir des gestes contrôlés par un système nerveux central doté d'une mémoire et qui disposent d'organes capables d'imposer une forme à l'environnement. Un caractère important de cette définition est qu'elle est étrangère à toute dimension éthique de l'activité technique. Non pas que cette dimension soit absente des consciences humaines, mais le parti que j'ai pris d'un regard extérieur à l'acteur humain l'exclut radicalement puisque ce n'est qu'à l'intérieur de cet acteur qu'on la rencontre. Une situation analogue s'est observée dans la confrontation historique de la théorie darwinienne avec la morale chrétienne. C'est une confrontation qui, on le sait, avec le retour en force, outre-atlantique, des créationnistes, est loin d'être close. Répétitivité et déterminisme. Le geste technique est répétitif. Cette répétitivité se fonde sur la prévisibilité des effets que produit le geste. Il faut ainsi, pour qu'il y ait technique, qu'une relation déterministe entre le geste et l'environnement s'inscrive dans une mémoire interne de l'organisme auteur du geste. En l'absence de l'un ou l'autre de ces deux éléments, répétitivité des effets du geste et inscription dans une mémoire, la technique et son évolution ne peuvent exister. Elle existe parce que, dans nombre de cas, il s'établit une relation reproductible et mémorisable entre la cause, qui est le geste technique, et l'effet. C'est sur ce déterminisme, éprouvé par l'expérience et inscrit dans une mémoire de l'organisme, que se fonde la possibilité d'une évolution. Le déterminisme sur lequel se fonde la technique est d'abord celui que manifestent les objets macroscopiques dont les lois de la physique classique décrivent les comportements. Ce déterminisme macroscopique coexiste avec un degré limité d'imprévisibilité. Plusieurs causes concourent à cette imprévisibilité. Le geste technique n'est pas parfaitement reproductible ; la dimension comme la forme de l'objet qu'il s'agit de façonner varient. Le choc du percuteur sur le rognon de silex détache des éclats dont la forme et la taille se placent, si tout se passe bien, dans certaines limites : c'est la partie prévisible du processus. La forme précise de chaque éclat, en revanche, appartient au domaine de l'imprévisible. Aussi précises que soient les caractéristiques du geste et la connaissance de la matière façonnée, elles ne permettent pas de contrôler le cheminement des fractures. Ce qui s'inscrit dans la mémoire de l'opérateur, c'est d'abord la composante déterministe du comportement de l'objet, à quoi s'ajoute la mémorisation des aléas qu'introduit la composante indéterministe. L'effort pour perfectionner la maîtrise d'une technique vise à accroître la précision du geste, mais aussi à privilégier les procédés qui réduisent l'incidence des comportements chaotiques. Enfin, les artefacts techniques eux-mêmes sont, dans leur immense majorité, conçus pour posséder un comportement déterministe. Ce n'est pas qu'il soit difficile de construire des objets techniques, comme les dés à jouer, dont le comportement soit imprédictible. Mais ces objets ont rarement avec la société humaine une relation autre que ludique. Les formes successives de la mémoire. La répétitivité du geste technique implique donc l'existence d'une mémoire attachée à l'individu. Se pose alors le problème de la relation entre ces mémoires individuelles et l'évolution technique. La conjonction de deux éléments, la durée de vie des individus et celle de l'évolution technique - quelques dizaines d'années comparée à plusieurs milliers pour la période accessible à la recherche historique et plusieurs millions si l'on remonte aux origines de l'humanité - implique la nécessité d'une transmission d'information de mémoire individuelle à mémoire individuelle. Sur ces mémoires et sur les mécanismes de transmission se fondent l'existence et le caractère irréversible du phénomène d'évolution technique. Dans le cours du temps, trois types de mémoires sont intervenus successivement dont les caractères spécifiques ont déterminé le rythme de l'évolution technique : la mémoire génétique, la mémoire neuronale et finalement, propre à l'espèce humaine, la mémoire que j'ai qualifiée, à la suite de Georgescu Roegen, d'exosomatique ou plus simplement de mémoire technique. Ces trois mémoires ne se substituent pas l'une à l'autre ; leurs effets se combinent ; elles possèdent des spécificités extrêmement différentes et ces spécificités gouvernent le phénomène d'évolution. La mémoire génétique, par le jeu de la sélection darwinienne, a gouverné l'évolution de l'ensemble du règne vivant. Son support, le génome, est connu, du moins dans ses aspects essentiels. Le code dans lequel s'écrit la mémoire génétique est aujourd'hui identifié ; l'évolution du contenu de cette mémoire par le jeu des mutations et de la reproduction sexuée relève de mécanismes qui sont largement compris, mais la façon dont elle accomplit sa tâche fondamentale, reproduire l'espèce et reconstituer l'organisme à partir du génome, est un champ de recherche qui vient à peine de s'ouvrir Trois caractères de la mémoire génétique la démarquent des autres formes qui vont intervenir dans le cours de l'évolution. Elle n'est pas "inscriptible", du moins en l'état actuel de la technique humaine. Les interactions de l'organisme avec son environnement n'y impriment pas directement de traces, contrairement à ce que croyait Lamarck. Son contenu évolue lentement, au gré des mutations aléatoires que la sélection naturelle favorise ou rejette. Aussi l'évolution naturelle du contenu de la mémoire génétique est lente ; l'unité de temps adaptée à sa description est le million d'années. Enfin, la transmission de la mémoire génétique à la descendance n'exige aucun contact entre générations successives, alors que ce contact joue un rôle capital pour la constitution du contenu de la mémoire neuronale. Les spécificités de la mémoire neuronale sont complètement différentes. Son support est un produit de l'évolution darwinienne qui s'est constitué au rythme de l'évolution naturelle. Son contenu se modifie, s'accroît et se dégrade pendant tout le cours de la vie de l'individu. Les mécanismes par lesquels ce contenu est inscrit, modifié ou dégradé demeurent à peu près inconnus. Différence essentielle avec la mémoire génétique, le contenu de la mémoire neuronale est intégralement détruit par la mort de l'individu. La transmission d'une génération à la suivante d'informations contenues dans la mémoire neuronale exige donc soit un contact entre générations successives, soit un relais extérieur que va fournir le troisième type de mémoire, la mémoire exosomatique. Enfin, il n'existe aucun moyen d'accéder au contenu de la mémoire neuronale autre que l'observation des effets qu'elle produit sur le comportement de l'individu porteur. C'est en ce sens que je dis que l'intention n'est pas un phénomène observable. Les effets de cette particularité du système biologique gouvernent d'innombrables aspects de l'activité humaine. La production de mémoires exosomatiques est, quant à elle, propre à la technique humaine. Il n'existe aucune technique animale qui ait pour objet le stockage ou la transformation de l'information. Pour que cette forme de la technique puisse émerger, il faut que le système neuronal ait développé la capacité de représenter, dans l'environnement, l'information qu'il contient, c'est-à-dire d'établir une correspondance entre tel ou tel aspect de ce contenu et des formes matérielles façonnées par des actes techniques. Une grille de lecture de l'évolution technique. Pour prendre, à partir de ces fondements, une vision d'ensemble de l'évolution technique, il est indispensable d'introduire une classification qui la structure et permette d'en discerner les lignes de force. La technique est par essence un ensemble d'actions portant sur la matière ; elle est soumise à la contrainte des lois qui gouvernent le comportement de la matière. On peut donc penser que ces lois ont imposé leur structure et qu'une démarche légitime, pour organiser l'activité technique, est de recourir aux concepts fondamentaux sur lesquels s'est bâtie notre compréhension du monde physique. Nous construisons une grille de lecture à partir de trois concepts fondamentaux : la matière, l'énergie et l'information. Je ne vais pas, dans le temps qui m'est imparti, retracer le tableau de l'évolution technique que l'on peut construire à partir de ces trois concepts, d'autant qu'il n'est rien d'autre qu'une mise en ordre d'éléments connus. Je vais plutôt m'en servir pour répondre à une question que j'ai laissée de côté : existe-t-il des lignes de partage entre technique humaine et technique animale ? Technique humaine et technique animale. Pour les mettre en évidence avec la plus grande netteté, il suffit de se référer aux concepts d'énergie et d'information. La maîtrise de l'énergie que pratique l'homme intervient dès les origines dans deux domaines : le contrôle de l'équilibre thermique de son organisme et le recours à des sources d'énergie mécanique autres que celle que lui fournit cet organisme. Du premier domaine relèvent le feu, l'habitat et le vêtement. L'homme et l'animal pratiquent la technique de l'habitat pour se protéger des "intempéries", c'est-à-dire pour créer localement un climat compatible avec leur vie et avec les premiers stades de la vie de leur progéniture. En revanche, le feu et le vêtement sont des techniques énergétiques propres à l'homme. La maîtrise de l'énergie mécanique est autre un domaine d'où la technique animale est complètement absente. Faute de cette maîtrise de l'énergie mécanique, les masses de matière que peut mettre en œuvre une population sont limitées par les performances physiques des individus ; seul l'appel à des sources d'énergie mécanique extérieures permet de se libérer de cette contrainte. Aucune espèce animale n'a emprunté cette voie. Le domaine informationnel manifeste, avec encore plus de netteté que le domaine énergétique, une coupure entre technique humaine et technique animale. Comme je l'ai déjà dit, aucun des artefacts produits par des espèces animales n'accomplit une fonction informationnelle. Pour tout ce qui concerne l'acquisition d'informations sur l'environnement, la communication avec d'autres représentants de l'espèce et surtout pour la mise en mémoire de l'information acquise, l'animal en est réduit aux instruments dont l'a doté la nature. Aucun artefact ne vient les compléter ou s'y substituer. Ainsi, il existe de vastes domaines où la technique humaine se sépare, dès les époques lointaines, de la technique animale. Cela ne signifie pas qu'elle soit d'une essence différente, mais seulement qu'elle a ouvert - que certains caractères de l'espèce lui ont permis d'ouvrir - des voies évolutives qui lui sont propres. Enfin, nous avons à considérer, avec la notion d'outil, un autre aspect de la spécificité humaine. Nous définissons l'outil comme un artefact dont l'usage est la production d'autres artefacts. Moyennant cette définition restrictive, l'outil est propre à la technique humaine. S'il est vrai que l'appropriation d'un artefact, comme le nid d'un oiseau ou le terrier d'un mammifère, se rencontre chez l'animal comme chez l'homme, l'appropriation d'un artefact et son usage répété pour en façonner d'autres est propre à la technique humaine. Rythme et accélération. J'en viens maintenant à ce qui est au cœur de mon propos ; les mécanismes qui engendrent l'accélération du rythme de l'évolution technique. Les spécificités de l'évolution de la technique humaine sont naturellement l'effet des spécificités de l'organisme humain : le cerveau et la main. Si on en reste là, on est dangereusement proche du truisme, et surtout, on peut justifier l'ampleur du phénomène technique, mais on n'apporte aucun élément d'explication à l'accélération du rythme évolutif. On attribue souvent cette accélération à l'influence de la science sur la technique, explication qui, sans être erronée, est complètement insuffisante car l'accélération est présente depuis l'origine de l'espèce, bien avant que n'existe une connaissance scientifique et encore moins une interaction entre science et technique. Il existe un mécanisme très général par lequel un phénomène, quelle que soit sa nature, tend à s'accélérer : c'est le mécanisme de rétroaction dans lequel l'état du phénomène intervient sur le rythme de son évolution. Cette rétroaction peut avoir pour effet d'engendrer une croissance accélérée - on parle alors de rétroaction positive - ou au contraire de produire une stabilisation. Dans ses formes les plus simples, la rétroaction positive engendre une croissance exponentielle caractérisée par un pourcentage constant d'augmentation par unité de temps. Il existe de très nombreux phénomènes, dans le domaine de la physique, de la biologie ou de l'économie, qui présentent des croissances exponentielles, ou approximativement exponentielles. Une population de bactéries dans un milieu de culture en est un exemple ; le développement d'une réaction en chaîne dans une explosion nucléaire est un autre exemple dont il est possible de donner une représentation mathématique. Les phénomènes de croissance exponentielle possèdent toujours un caractère temporaire. Il est aisé d'en comprendre la raison. Considérons un phénomène de croissance caractérisé par un rythme de 2% l'an, ce qui s'agissant du produit intérieur brut, caractérise une croissance économique molle. Un calcul élémentaire, que l'on peut effectuer avec une simple calculette, montre que maintenu pendant 2000 ans, ce taux de croissance multiplie le PIB par 1,6 . 1017 (160 millions de milliards). À l'évidence, une telle croissance ne peut être maintenue dans la durée historique. Cela signifie que des locutions telles que croissance durable ou développement durable sont, dès que l'on dépasse l'horizon temporel de la réflexion politique, dangereusement antinomiques. Caractérisés par des taux constants, croissance ou développement inscrits dans un environnement planétaire fini, ne peuvent être que transitoires. La simple identification d'un mécanisme de rétroaction permet en général de prévoir et d'interpréter qualitativement l'existence d'une accélération. C'est par la recherche de ces mécanismes qu'il convient d'entreprendre une tâche d'interprétation de l'évolution technique. Les mécanismes de rétroaction. Deux mécanismes de rétroaction sont à l'œuvre depuis les origines de la technique humaine. Je les ai qualifiés de rétroaction combinatoire et de rétroaction informationnelle. - La rétroaction combinatoire engendre de nouveaux artefacts en combinant des savoir-faire acquis. On ne sait pas comment sont apparus les tout premiers savoir-faire élémentaires mais, de l'instant où un certain nombre de savoir-faire ont été acquis, leur combinaison a engendré une première rétroaction de la technique sur elle-même, un premier mécanisme d'accélération. La combinaison du feu et du travail de l'argile crue a fourni l'accès à la céramique ; la combinaison du bois, du lien et de la pierre a donné naissance à l'outil et à l'arme emmanchés. Le même mécanisme a engendré, en quelques décennies, la pénétration du laser dans d'innombrables branches du système technique contemporain. La rétroaction combinatoire, en même temps qu'elle engendre de nouveaux artefacts, crée, dans la structure du phénomène technique, une stratification qui, partant des savoir-faire élémentaires, progresse vers des artefacts de plus en plus complexes. Le rôle du mécanisme combinatoire dans l'évolution de la technique humaine nous conduit évidemment à nous interroger sur les raisons de son absence dans les techniques animales. Les capacités de mémorisation et de transmission des savoir-faire acquis sont à l'origine de cette différence. Pour que l'acquisition d'un savoir faire engendre une évolution, il faut qu'existe une capacité de transmission des acquis, de génération et génération, qui implique mémorisation et communication. Là réside la différence essentielle entre l'homme et les animaux. Les savoir-faire qui se manifestent dans les techniques animales reposent, dans leur quasi-totalité sur la mémoire génétique. Ils sont transmis d'une génération à la suivante sans modification et l'expérience acquise par leur exercice au cours de la vie de l'individu n'est pas transmissible par ce canal, pas plus a fortiori qu'aucune combinaison de savoir-faire. L'évolution correspondante relève donc du rythme qu'impose l'évolution naturelle. - Cela nous conduit à identifier une seconde forme de rétroaction qui s'exerce par le biais de la capacité de mémorisation des artefacts. La composante informationnelle de la technique humaine fournit à la technique humaine un outil de son évolution en permettant notamment la mémorisation des savoir-faire complexes qui résultent du mécanisme combinatoire. L'apparition des mémoires exosomatiques introduit ainsi, dans la technique humaine, une rétroaction informationnelle spécifique dont l'importance est capitale. L'époque contemporaine est marquée par une interaction dominante entre technique et connaissance scientifique. L'émergence de l'interaction entre la connaissance scientifique et la technique repose sur cette capacité de stocker des acquis complexes dans des mémoires exosomatiques. Ce mécanisme récent et fondamental s'est édifié sur la capacité acquise dans les étapes antérieures, et lentement perfectionnée, de confier ces acquis à des mémoires techniques. L'interaction science-technique est devenue le principal facteur d'accélération de l'évolution technique contemporaine. Ses effets sont immenses, omniprésents et divers. Ils tendent à occulter les mécanismes qui ont déterminé, avant leur intervention, le rythme de l'évolution technique. Cependant ces mécanismes demeurent aussi présents et aussi efficaces que jamais dans les profondeurs du système technique. - Il nous reste à examiner une rétroaction fondamentale, celle de l'évolution technique sur son acteur humain. En l'état actuel des choses, la technique humaine procède de l'homme biologique tel qu'il est, inchangé depuis l'apparition de l'homo sapiens sapiens. Il n'en ira pas nécessairement de même dans le futur. Au cours des époques passées, l'homme ne s'est pas appliqué à lui-même les techniques de sélection dont il a usé sur les animaux et les végétaux. Il n'a pas non plus, parce qu'il ne possédait pas les connaissances nécessaires, cherché à intervenir directement sur la mémoire génétique, que ce soit celle des autres espèces ou la sienne. Cette limite à l'intervention de la technique est en train de s'abaisser et les OGM, objet des débats que l'on sait, en sont le premier effet. Cette capacité fournira-t-elle dans le futur le moyen d'intervenir sur la nature de l'homme et ce moyen sera-t-il utilisé ? Nul ne le sait. Que peut-on retenir de cette vue d'ensemble des mécanismes élémentaires qui gouvernent l'évolution technique ? D'abord, cette idée fondamentale que la technique engendre sa propre évolution par le jeu de rencontres aléatoires entre des savoir-faire acquis - ce que nous avons appelé la rétroaction combinatoire - et par la mise en mémoire de ces acquis sur des supports techniques - ce que nous avons appelé la rétroaction informationnelle. Ces mécanismes sont globalement incontrôlés et incontrôlables. Leur jeu détermine une montée des artefacts vers la complexité en même temps qu'il permet de faire face aux besoins croissants de mémorisation qu'exige cette complexité. Il fournit à l'espèce humaine un succès reproductif accru et autorise des densités de population élevées. Ainsi s'ouvre la possibilité de comportements collectifs indispensables à la réalisation d'artefacts de grande taille. Enfin la technique, permet, par l'apparition de la mesure et la montée de sa précision, d'accéder à cette formalisation des comportements que sont les lois naturelles et la connaissance scientifique. Le destin de l'espèce. La question qui s'impose est alors de savoir combien de temps tout cela - l'évolution technique et ses effets sur la société humaine - va pouvoir durer et quelle pourra en être l'issue. Nous vivons l'instant, singulier dans l'histoire de notre espèce, où de toutes parts elle se heurte aux limites de la planète. Il ne me semble pas nécessaire de m'attarder à décrire cette interaction globale de l'humanité avec l'environnement planétaire parce qu'elle fait l'objet d'une multitude d'écrits. Littéralement parlant, nous allons dans le mur, tant à cause de la pullulation qu'engendre notre succès reproductif qu'à cause des altérations que nous imposons à l'environnement. Mais rien ou presque rien ne manifeste encore ni le caractère inéluctable ni la violence du choc. Pour apprécier la nature de cette confrontation, il faut rapprocher d'une part les limites auxquelles se heurte la continuation de la croissance ou du développement, et d'autre part les comportements collectifs de l'homme gouvernés par ce que, faute d'un meilleur mot, on peut appeler la nature humaine. Beaucoup de facteurs ont contribué et contribuent encore à inhiber une réflexion objective sur ce sujet au premier rang desquels le sentiment de l'exception humaine qui interdit de considérer le destin commun des espèces, le déclin et l'extinction, comme une issue possible, sinon probable. L'avenir des relations de l'espèce humaine à l'évolution de sa technique repose entièrement sur des comportements collectifs. Le système technique dans sa globalité est le produit de comportements collectifs et aucun effet significatif concernant sa production ou son usage ne peut se manifester sans que, sous une forme ou sous une autre, s'exerce une action collective. Cette constatation nous confronte à une question fondamentale. Quel est le rôle, dans les comportements collectifs de l'espèce humaine, de l'héritage génétique - et comme tel pratiquement immuable - et quel est celui de l'acquis culturel, transmis d'une génération à la suivante par l'éducation. Pour ce qui nous occupe ici, le comportement génétique le plus important est la tendance de l'espèce à se constituer en groupes dotés d'une hiérarchie et qui s'opposent les uns aux autres pour les ressources et pour l'espace. Ce comportement social a été sélectionné par l'évolution darwinienne en raison des avantages qu'il apportait en termes de capacité de survie et de succès reproductif. Il est, bien évidemment, totalement inadapté à une confrontation aux limites de la planète. Cette infrastructure génétique du comportement possède des caractères qui la distinguent de la superstructure culturelle sous laquelle elle se dissimule. D'abord elle est immuable à l'échelle de temps de la civilisation humaine. Pour la changer rapidement, il faudrait que se manifeste une rétroaction de la technique sur le patrimoine génétique humain qui, comme je l'ai dit, n'est pas - ou pas encore - du domaine du possible. Ensuite, dans les limites d'une variabilité individuelle, elle est commune à tous les individus de l'espèce. Elle forme donc une base commune des comportements collectifs. Il en va tout autrement de la superstructure culturelle qui n'a, a priori, aucun caractère universel. Dès son origine, elle est diverse car sa source est contingente. La façon dont cette superstructure culturelle s'acquiert dans les mémoires neuronales, se transmet et se conserve, se prête à une appropriation par des groupes, ce qui lui confère la capacité d'influer sur les comportements collectifs. Il n'y a aucune raison de penser que cet acquis culturel soit a priori adapté aux problèmes de l'enfermement planétaire. Dans nombre de cas, il apparaît comme un facteur de conflit entre groupes plutôt que comme une référence universelle. Dans la mesure où il intervient dans les comportements collectifs, il cristallise des confrontations dans lesquelles chacun des groupes opposés prétend à l'universalité de sa construction - capitalisme libéral contre collectivisme, islam contre chrétienté. Ainsi se construisent les croisades. C'est cependant sur la maîtrise de cet acquis culturel que réside le seul espoir de surmonter la crise globale qui menace l'espèce. La confrontation entre les comportements collectifs caractéristiques de l'homme et les tensions qu'engendre la saturation de son espace vital va déterminer le destin de l'espèce. Il est probable que cela se jouera dans le cours de ce siècle. Nous ne cherchons pas ici à proposer une vision de l'avenir, encore moins à identifier les actions, s'il en existe, qui pourraient influer sur le cours des événements futurs. Nous nous bornons à identifier les facteurs dont le jeu gouvernera l'avenir de l'homme. Une confrontation fondamentale s'établit entre les comportements collectifs et les contraintes qu'imposent les limites de l'environnement. Or les comportements collectifs sont, pour une part essentielle, le produit de l'évolution qui a modelé l'espèce humaine. On ne peut nier qu'ils soient amendés par les acquis culturels, mais lorsque s'affrontent, pour l'accès aux ressources ou le contrôle de l'espace, deux groupes humains, ce sont les réflexes ataviques qui, par leur universalité, tendent à prévaloir. Les acquis inscrits dans les mémoires neuronales sont divers par nature. Ils servent, comme on peut l'observer, tantôt à tempérer les affrontements, le plus souvent à les légitimer aux yeux de leurs acteurs et à rationaliser les comportements dictés par l'héritage génétique. Une première difficulté pour dessiner l'avenir résulte de la diversité des sources de tension interdépendantes qui vont se manifester : démographie, épuisement des ressources non renouvelables, insuffisance des ressources renouvelables, évolution brutale du climat, perturbation du biotope et extinction massive des espèces vivantes. À ces sources primaires s'ajoutent leurs effets induits comme le déclenchement de pandémies par la conjonction des altérations du climat, de la démographie et de l'effondrement des structures sanitaires. Un deuxième élément de complexité est la poursuite de l'évolution technique. On ne peut en prévoir le cours, même si l'on discerne qu'un courant majeur fait confluer, dans la descente vers les dimensions moléculaires, les savoir-faire issus des sciences de la matière, des techniques informationnelles et de la biologie. Un troisième élément, le plus inaccessible de tous à la prévision, est la façon dont les structures sociales réagiront aux pressions qu'elles vont subir Une hypothèse de continuité sociale est évidemment peu plausible. Elle en écarte une autre, beaucoup plus vraisemblable mais difficile à préciser, celle d'une évolution catastrophique des comportements sociaux. Nous n'avons pas cherché dans cet essai, à prophétiser, ni même à proposer des visions des futurs possibles. Seulement à poser le bases d'une réflexion et à identifier les facteurs dont le jeu gouvernera l'avenir de l'espèce humaine.