Transférer la Technologie du Laboratoire à l’Usine

Par Jean Jerphagnon

Transfert, valorisation industrielle sont des notions dont on parle beaucoup.
En parler est relativement facile; il est autrement plus difficile d’agir efficacement dans ce domaine. Le transfert vers l’industrie a été une préoccupation majeure de Jean-Pierre Noblanc.
Je souhaite présenter ici des actions dans lesquelles Jean-Pierre a joué un rôle majeur et qui ont connu un succès indéniable.
Quand on s’occupe de transfert, il faut conserver beaucoup d’humilité, ce qui n’exclut pas conviction et persévérance.
Les conditions sont très diverses et il n’y a pas de recette magique. Je suis toutefois convaincu que plusieurs caractéristiques de ce que je vais présenter ont un degré de généralité certain.
Une remarque concernant le titre qui peut donner à penser que le processus de transfert est linéaire : on prend les résultats du labo que l’on adapte et utilise en usine. Le caractère linéaire est bien rare pour la mise en évidence d'un phénomène ou la démonstration d'une nouvelle fonction.
C'est encore bien plus rare pour de la technologie où les interactions recherche-industrie sont incessantes et multiples.

1 Introduction
En introduction, rappelons brièvement pourquoi les semiconducteurs sont particulièrement attractifs pour être utilisés en télécommunications.
Ils conduisent tout d’abord à des composants particulièrement efficaces : faible taille, faible tension d’alimentation, faible consommation, …
Leur fiabilité et leur disponibilité sont généralement très élevées. Ces qualités sont particulièrement appréciées des opérateurs mais peuvent se traduire par des exigences différentes suivant les applications.
Ce sont leurs propriétés électriques qui ont, en premier lieu, souligné l’intérêt des semiconducteurs : le silicium Si, bien sûr, (microélectronique) mais aussi les composés binaires, notamment l’arséniure de gallium GaAs et le phosphure d’indium InP .
Les propriétés optiques sont également très utilisées soit pour la détection soit pour l’émission de lumière. Dans ce dernier cas, l’efficacité exige de mettre en œuvre les composés binaires et dérivés qui ont une bande interdite directe.
Point important : propriétés électriques et optiques peuvent être combinées pour donner lieu à de nouvelles fonctions comme par exemple la microoptoélectronique terme inventé par Jean-Pierre.
(Référence N°1)
Soulignons enfin la possibilité et la souplesse d’ingénierie des propriétés (modification à volonté des caractéristiques) en changeant, par exemple, la composition des matériaux.

2 Les composants semiconducteurs pour les communications optiques
Concentrons maintenant notre propos sur les Télécommunications Optiques.
Les fonctions de base à réaliser et à mettre en œuvre sont : l’émission, la modulation, l’amplification, et la réception.
Les fonctions d’émission et de réception font quasi exclusivement appel aux semiconducteurs.
Les matériaux mis en œuvre varient suivant la fenêtre de transparence de la fibre optique utilisée. Les matériaux pour la 1ère fenêtre (0,85 microns) sont les composés Ga 1-x Al Asx sur substrat Ga As.
Pour la 2ème (1,3 microns) et la 3ème (1,55 microns) fenêtres il s’agit de Ga x In 1-x As y P 1-y sur substrat de phosphure d’indium InP.

Plusieurs méthodes d’élaboration, avec les caractérisations associées, sont disponibles
- Epitaxie en phase liquide
- Epitaxie en phase vapeur, par organométalliques notamment
- Epitaxie par jets moléculaires
Les deux dernières méthodes permettant le meilleur contrôle des couches déposées.

Diverses fonctions peuvent être intégrées et l’on retrouve la microoptoélectronique.
On a ainsi des composants optoélectroniques intégrés OEIC (détecteur + ampli électrique par exemple) et des composants photoniques intégrés PIC (laser + modulateur par exemple)
Pour améliorer les performances et ouvrir de nouvelles possibilités de nouvelles structures et de nouvelles fonctions ont été inventées : puits quantiques, …

Diagramme
Diagramme schématisant les relations matériau - composant - fonction

3 Objectifs et Missions du Groupe Optique Physique Appliquée - De la Physique aux Systèmes
L’objectif premier de la constitution du Groupe Optique Physique Appliquée (OPA) par Jean-Pierre Noblanc, au tout début des années 70, était de mettre à la disposition des équipes « systèmes » du CNET, les technologies optoélectroniques émergentes, les lasers en particulier.
Un point essentiel pour qu’une équipe puisse effectuer des transferts est qu’elle soit crédible.
Pour acquérir cette crédibilité, le Groupe OPA s’at- taqua, avec succès, au délicat problème de la durée de vie et de la fiabilité des lasers à 0,85 micron fonctionnant en continu à la température ambiante (le premier laser du genre obtenu au printemps 1970 aux Bell Labs n’avait vécu que quelques minutes !!).

De nombreux échantillons furent fournis pour évaluation.
Le Labo de Bagneux travailla ensuite sur les lasers à 1,3 microns puis à 1,55 microns ; il fournit notamment les sources du Projet Monomode du CNET qui démontra la validité de la mise en œuvre sur le terrain des fibres monomodes et contribua à la bonne position d’Alcatel pour l’industrialisation de ce genre de systèmes.
Ayant gagné en renommée et en crédibilité, le Labo de Bagneux fut en mesure d’établir des collaborations avec les laboratoires de recherche industriels, Corbeville pour Thomson et Marcoussis pour Alcatel, puis avec les unités de développement de ces groupes.

Parmi les résultats obtenus citons
- le transfert à Alcatel-CIT de la technologie laser 1,3 microns en 1981
- l’acquisition par Alcatel-CIT, en 1987-1988, du savoir faire de la technologie d’épitaxie par organométalliques avec comme véhicule test le laser 1,3 microns
- le transfert à Alcatel-CIT, en 1991, du réacteur d’épitaxie organométalliques 1,55 microns.
Soulignons que ce réacteur permettait d’atteindre, sur des substrats standard de 50 mm de diamètre, une très grande uniformité des couches obtenues : une variation de la longueur d’onde inférieure à 1 nm et une variation de dopage inférieure à 3%.
Ces performances auront, par la suite, un impact industriel considérable.

4 L’exemple du Transfert de la Structure Laser à Ruban Enterré, dite BRS - 1992-1994
Transfert
Dans la suite de notre propos, le point central est le transfert industriel d’une structure laser à semiconducteur dite à ruban enterré (Laser BRH buried ridge structure) entre France Telecom-CNET et Alcatel.
Le processus a démarré avec le Groupe OPA et s’est poursuivi pendant de nombreuses années sous l’égide de Jean-Pierre Noblanc puis de son successeur Albert Zylberstejn, Jean-Pierre continuant à suivre de près les opérations.
Andrei Mircea, Jean-Claude Boulay et bien d’au- tres ont apporté, du côté du CNET, leur contribution essentielle.
Pour Alcatel, il convient de citer Terry Unter et Marko Erman.
A la base de ce transfert, la décision par Alcatel en 1991 de la création d’Alcatel Optronics, filiale d’Alcatel-CIT pour le développement et l’industrialisation des composants optoélectroniques pour télécommunications.
Cette décision allait de pair avec la définition d’éléments de stratégie industrielle.
- mise en place d’un couplage très étroit entre recherche, développement et industrialisation : utiliser les mêmes « outils » et process tout au long de la chaîne ; définition et mise en œuvre de « briques technologiques » (building blocks).
Plus la technologie est lourde et complexe plus la recherche amont doit s’appuyer sur les outils industriels dans une approche de « concurrent engineering » permettant de gagner en efficacité, en délai en particulier.
- focalisation sur une gamme limitée de technologies : 1ère épitaxie par jets moléculaires, 2ème épitaxie par organométalliques
- focalisation sur un nombre restreint de structures de base et sélection du laser BRS.

Pour mener efficacement le transfert, il est apparu nécessaire de constituer une équipe commune CNET-Optronics qui travailla pendant 6 mois.
Une attention toute particulière fut apportée à l’élaboration des conditions de transfert, notamment la délicate question de la propriété intellectuelle.

Conséquences industrielles et prolongements technologiques
Le succès du transfert de la structure BRS permit à Alcatel-Optronics de figurer dans le peloton de tête des fournisseurs d’émetteurs pour télécommunications optiques de quatrième et cinquième génération
image
(Figure 3).
En particulier, la capacité mentionnée plus haut de l’épitaxie par organométalliques de réaliser des couches très uniformes conduisit à des gains en rendement et à une homogénéité de production qui fit d’Alcatel-Optronics le leader mondial des sources pour multiplexage en longueur d’onde.
En effet, tandis que les concurrents étaient dans l’obligation de trier, sur une plaque, les lasers ayant une longueur d’onde déterminée, Alcatel-Optronics était en mesure de faire des plaques de lasers ayant tous la même longueur d’onde.
Pour de nouvelles générations d’émetteurs, il fut possible de raccourcir considérablement le temps de transfert recherche-production ; des temps aussi courts que 2 mois furent obtenus !
La méthode des « briques technologiques » a grandement facilité l’introduction des puits quantiques pour la constitution de la couche d’émission
figure 4
(Figure 4)SL-MQW active layer.
Les puits quantiques sont des nanostructures qui permettre d’accroître les performances d’émission des lasers.
Notons au passage que les nanotechnologies dont on parle beaucoup ont déjà, et ce depuis plusieurs années, des applications industrielles en optoélectronique.
Signalons enfin que des composants de microoptoélectronique (Ref N° 1) furent réalisés. La Figure 5 montre un laser-modulateur intégré.
figure 5
Figure 5

5 Conclusion
Je laisse au lecteur le soin de tirer, pour les questions de transfert, les conclusions qui lui paraîtront appropriées en me contentant de souligner deux points évidents - il faut partir de résultats »sains » c’est-à-dire bien maîtrisés en labo -le succès est directement conditionné par laconfiance réciproque entre les partenaires et leur volonté commune de venir à bout des difficultés.

Référence :
1 J.P. Noblanc Les semiconducteurs 3-5 face au défi de la microoptoélectronique. Echo des Recherches N° 100 , 1980 retour