Comité d'information et de liaison des cadres dirigeants
retraités de France Télécom

Groupe Histoire du Colidre

version du 25 1 2001

Contribution à l'histoire de la commutation électronique en France
"Archives et Témoignages"

  L'histoire, tout particulièrement l'histoire des télécommunications françaises, est un sujet qui passionne bien des membres du COLIDRE, ne serait-ce que parce que beaucoup y ont joué un rôle, au moins à un moment de leur carrière. C'est ce qui a conduit à la création d'un groupe "Histoire", présidé et animé par l'un des plus passionnés du sujet, Maurice Bernard. Le rôle de ce groupe n'est évidemment pas d'écrire l'histoire : ses membres n'ont pas l'indispensable compétence de l'historien ; de plus, il est encore trop tôt pour bien des sujets, les passions ne se sont pas encore assagies. Il s'agit plus modestement de recueillir et conserver les éléments qui permettront un jour aux historiens de décrire et comprendre cette période. Ce sont essentiellement des archives, des documents et surtout des témoignages. Parmi les sujets traités, il n'était évidemment pas possible d'oublier celui de la commutation électronique, domaine dans lequel la France joue un rôle majeur depuis plus de 40 années. Comprendre comment en moins de vingt ans la France, d'acteur tout à fait marginal, en est venue à être l'un des tous premiers pays dans ce domaine, tant par son industrie que par la qualité de son réseau, est un sujet qui a déjà attiré l'attention des historiens et ne manquera pas de continuer à les intéresser.

De nombreuses études et publications ont d'ores et déjà souligné le rôle de l'Etat et de la Recherche, tout particulièrement du CNET, dans cette aventure. Les rôles de l'industrie et de l'opérateur (à l'époque, les directions régionales des télécommunications) a peut-être été beaucoup moins mis en avant. C'est ce qui explique le choix de certains interviews. Il ne s'agissait pas en effet de redire ce qui est déjà connu, mais d'apporter des éclairages complémentaires, parfois même un peu de contestation, tant il est vrai que la vérité historique est complexe.

Les textes de ce premier recueil portent tous sur le développement de la commutation électronique, tout particulièrement de la commutation électronique temporelle. Ils visent, dans une première étape, à planter le décor. On y trouvera deux textes de synthèse. Dans le premier, Louis-Joseph Libois nous raconte très simplement comment il a pu créer la commutation électronique en France, partant de rien, pour arriver au premier réseau intégré au monde ; l'autre est de Robert Chapuis, auteur d'une histoire technique de la commutation mondiale, référence du sujet qui malheureusement n'a à ce jour été publiée qu'en anglais. Suivent deux "entretiens" : le premier, avec André Pinet, met en évidence à la fois le courage, l'ambition et la clairvoyance du pionnier qui a su faire dès le départ les bons choix, gages de réussite ; l'autre, avec Roger Légaré, jette un éclairage sur le rôle moins connu des exploitants dans la réussite des projets de commutation électronique temporelle. Une courte chronologie complète l'ensemble.

  Le groupe Histoire espère que ces textes rappelleront des souvenirs à bien des membres du COLIDRE, et que peut-être certains d'entre eux prendront la plume (ou mieux la souris) pour en faire profiter les autres.



Nota : tous les textes qui figurent dans ce document sont propriété de leurs auteurs ; toute reproduction, même partielle ne pourra être faite qu'en accord avec eux. Par ailleurs, le COLIDRE n'assume aucune responsabilité quant aux positions ou opinions qui y figurent.

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Chronologie de la commutation électronique en France
par Jacques Vincent-Carrefour
Jacques Vincent-Carrefour

  On constate très généralement que si les personnes amenées à témoigner ont conservé une claire mémoire du déroulement des faits auxquels elles ont participé, elles éprouvent assez souvent des difficultés pour dater de façon précise les différents événements. Ceci n'a d'ailleurs rien d'étonnant quand près de cinquante années ont passé. Il est donc essentiel de disposer d'une chronologie à laquelle chacun puisse se référer. Ce document permet également, par le choix des dates qui y figurent, de bien faire ressortir ceux des événements qui ont eu la plus grande importance dans le développement de la commutation électronique en France. Il a été établi à partir d'informations puisées dans la littérature ou fournies par différentes personnes, notamment François Tallégas qui coopère à l'action engagée.

DatesSujets, événements Importance de l'événement
   
    Les techniques :  
      Les composants 
1961-1963    ANTARES (expérimentation)réseau de connection à tube à gaz
1960 ?    La logique modulaire 
1966    Les circuits TTL 
1967    Les mémoires à semiconducteurs 
   L'informatique 
1958-69    Antinéa (expérimentation)premier calculateur électronique conçu en France
1964    Ramsès 1 (mise en service) 
1966    Ramsès 2 (mise en service) 
?    Le plan calcul (lancement) 
1968
1969
  Recommandation MIC 32 voies à la CEPT
                                                    à l'UIT
première norme intégrant transmission et commutation
 Les premiers développements  
années 50  Début des études militaires (futur Rita) 
avr. 1957  Création de RMEdébut des études de commutation électronique au CNET
janv. 1959  Création de SOCOTEL 
1962  Première maquette du futur Rita 
1963-69  Aristote(période de fonctionnement) 
1965-72  Socrate (période de fonctionnement)premier essai du partage de charge
1963  Début des études sur le temporel à Lanniondébut du projet Platon
1964-66  AT 200première maquette temporelle du CNET
1966  Colloque international de commutation
  électronique à Paris
 
avr. 1966  Création de la SLEengagement de la CGE sur le temporel
?  Création de CITEREL 
janv. 1970  Mise en service de Perros-Guirecpremier commutateur temporel en service réel
juil. 1970
1971
  Mise en service de Lannion : centre nodal
                                              centre urbain
premier centre réalisé en TTL par l'industrie (SLE)
1970
1974
  Périclès : mise en service de Clamart
                 mise en service de Maison-Laffite
point de connection à relais à tige
 Les débuts 
1970  Les télécommunications sont prioritaires au plan de désenclavement de la Bretagne 
1972-77  SLE - CITEREL 
1972  Mise en service de Guingamp - Paimpol
  (E10)
premier réseau numérique intégré
avr. 1972  Mise en service de Poitierspremier centre de transit temporel
1972  Contrat avec la Pologne 
?  E10 à Maltepremière exportation de E10 ?
juin 1975
1976
  Appel d'offre pour la commutation spatiale
  Décision d'attribution
 orientations interministérielles sur le téléphone
1976  Rachat de STE et LMT par Thomsonfrancisation de l'industrie
1978 ?  Mise en service de Marseille Prado (11F) 
1978 ?  La gamme E1tentative d'harmonisation E10 - E11 - E12
 La maturité 
1977  Colloque d'Atlantachoix mondial du temporel pour la commutation
1977  Soppression de Socotel 
1979  Mise en service opérationnelle de Rita 
1980  Mise en service de E10B à Pékin 
juil. 1981  Mise en service de E10B à Brest  
1981  Mise en service de Massy-Palaiseau(E12) 
1981  Mise en service d'Aubervilliers (MT20) 
1983  Mise en service de Philippe-Auguste(MT25) 
1983  Reprise de la commutation de Thomson par Alcatel 
 A l'étranger 
1958  USA : maquette ESSEX de la Bellpremière maquette de commutation temporelle
1962  Grande-Bretagne : mise en service du centre
    expérimental de Highgate Wood
centre entièrement électronique
1968  Suède : mise en service du central de Tumbasystème semi-électronique
1970  Bell Canada : mise en service du SP1système semi-électronique

De Platon à la numérisation du réseau français de télécommunications
Le choix stratégique de la commutation électronique temporelle

par L. J. Libois
Directeur général honoraire des Télécommunications

Avant-Propos

  Dans le cadre de la célébration du cinquantenaire du CNET, un colloque avait été organisé, en mai 1995, par Michel ATTEN. Ce colloque avait pour thème les recherches effectuées au CNET au cours des deux premières décennies qui ont suivi la Seconde guerre mondiale. J'avais été amené, à cette occasion, à rappeler la manière dont le CNET avait engagé et conduit, au cours de ces années, un grand programme de recherches sur les systèmes de multiplexage en temps et sur la modulation par impulsions, de type analogique d'abord, puis de type numérique.

  J'avais rappelé que, dans le domaine de la transmission, ces travaux aboutirent, comme ce fut le cas dans la plupart des grands laboratoires des opérateurs de télécommunications, au développement et à l'essor des systèmes de "modulation par impulsions et codage" (systèmes MIC). On sait que ces systèmes commencèrent à remplacer, vers le milieu des années 1960, les systèmes à multiplexage en fréquence (systèmes dits à "courants porteurs") qui régnaient en maître dans les télécommunications depuis plus de trente ans.

  Aujourd'hui, dans le cadre de cette journée d'études, dont le thème est "Indépendance nationale et modernisation", M. Pascal GRISET m'a demandé d'évoquer plus spécialement l'avènement de la commutation électronique temporelle et les raisons qui ont conduit à son développement rapide en France.

  Je m'efforcerai d'analyser le processus qui a conduit les télécommunications françaises à s'engager dans ce choix stratégique. Je rappellerai le rôle essentiel joué par le CNET et la position de premier plan que l'industrie française est parvenue à prendre dans ce domaine, après quelques péripéties.

  Le grand intérêt d'un tel colloque est d'associer, dans ses travaux, les historiens et les acteurs eux-mêmes de cette histoire. En ce qui me concerne, je me placerai délibérément du point de vue de l'acteur, en essayant de montrer comment se sont déroulées et enchaînées les principales étapes de cette grande aventure technique et la part personnelle que j'y ai prise, parmi d'autres.

  1957 : une année charnière. Décisions sur les futurs centres de commutation du réseau téléphonique français. Premières démonstrations de commutation électronique par les Bell Labs.
Création du département RME du CNET

  Pour comprendre le cheminement et le processus qui ont conduit au développement de la commutation électronique en France, il faut se reporter au milieu des années 1950. A cette époque, les systèmes de commutation, autrement dit les centraux téléphoniques, sont tous de type électromécanique : système Strowger (du nom de l'inventeur de la commutation automatique) appelés aussi "pas à pas" qui équipe les réseaux de plusieurs grands pays, la Grande-Bretagne notamment. En France, ce sont des systèmes à "sélecteurs rotatifs" qui équipent le territoire : le Rotary pour les grandes agglomérations, dont Paris, et le système R6 en province. Rappelons au passage le grand rôle joué à Paris par le Rotary et sa très grande durée de vie (premier central : Carnot, mis en service en 1928 - mise à la retraite du dernier central Rotary : 1984). C'est, en particulier, grâce au dimensionnement et la robustesse du système Rotary que le réseau téléphonique de Paris a pu traverser sans grand problème les années de la Guerre et de l'Occupation.

  Mais un autre type de système électromécanique commençait à se développer à la fin des années 1940, en Suède et, surtout, aux Etats-Unis. C'était le système "Crossbar", c'est à dire à "barres croisées". L'avantage du système Crossbar résidait d'une part dans sa rapidité de fonctionnement et la moindre usure de ses organes (faibles déplacements des pièces mécaniques) et, d'autre part, dans la possibilité de choisir facilement et rapidement un itinéraire libre entre le circuit entrant et le circuit sortant (principe de la "sélection conjuguée"). En France, la DGT (Direction Générale des Télécommunications) pense que l'heure est venue, au début des années 1950,de passer à l'ère du Crossbar. Deux centraux prototypes sont commandés, à titre d'essai ; l'un sera équipé d'un commutateur Crossbar de type "Pentaconta", de technologie française, mais mis au point par une filiale du groupe ITT, la CGCT. Le second utilisera un commutateur d'origine suédoise, le CP 400 (Société des Téléphones Ericsson). Le central d'essai Pentaconta sera mis en exploitation à Melun en juillet 1955 et le central CP 400 à Beauvais en mars 1956. Il ne s'agissait alors que de centraux prototypes.

  La décision d'équiper le réseau téléphonique français en systèmes Crossbar ne fut prise qu'en 1957 à la suite de multiples péripéties qu'il serait trop long de relater en détails mais qui éclairent la suite des événements. En janvier de cette année, le Directeur général des Télécommunications, M. ROUVIERE, ne cache pas sa préférence pour le choix d'un seul système de commutation, en l'occurrence le système Pentaconta. Une assez vive polémique s'en suit. Pour calmer le débat, le Secrétaire d'Etat aux PTT charge un groupe d'experts de présenter au "Conseil Technique des PTT" un rapport sur le choix du futur système de commutation.

  M. MARZIN tient à ce que le rapport qui va être élaboré n'oublie pas d'évoquer les possibilités offertes par la commutation électronique. Dans une note du 25 février 1957 à l'attention du Conseil technique des PTT, M. MARZIN demande que des rapporteurs qualifiés dans toutes les disciplines concernées prennent en compte non seulement le domaine de la "commutation classique", mais aussi celui de la "commutation électronique". Pour bien marquer que le CNET ne sera pas absent de ce débat, M. MARZIN me demande de monter, le plus rapidement possible, un nouveau département de recherches chargé des études sur la commutation électronique. Ce sera le département RME (Recherches sur les Machines Electroniques) qui sera créé en avril 1957. Finalement, après bien des péripéties, le rapport du Conseil technique est définitivement adopté ; il est remis au ministre des PTT, le 5 août 1957. Les principales recommandations du Conseil étaient les suivantes :

- les extensions du réseau de Paris seraient faites dans les systèmes d'origine (à l'exclusion des Crossbar) ;

- il convenait de mener d'emblée les études en vue de la mise au point d'un système électronique "homogène" (à l'exclusion de systèmes mixtes comprenant encore une partie électromécanique ce qui retarderait l'avènement d'une solution "entièrement électronique").

  Il était par ailleurs indiqué dans le rapport que "la sortie industrielle d'un système de commutation électronique ne peut être raisonnablement envisagée que dans un délai d'une dizaine d'années".

  Le feu vert était ainsi donné à l'étude d'un système de commutation entièrement électronique et le rapport mentionnait qu'il convenait de donner aux services d'études du CNET les moyens "permettant d'assurer sans entraves le fonctionnement de ses laboratoires et de passer les marchés d'études qui lui apparaîtraient nécessaires".

  Ajoutons encore que, dans ce document important, se trouve évoquée, pour la première fois la conception d'un organisme mixte : "Dans le but de parvenir à la mise au point d'un système français de commutation électronique, il faudra associer des industries jusqu'ici indépendantes ; une telle association devra être obtenue au sein d'organismes placés sous le contrôle de l'Administration des PTT agissant comme animatrice et coordonnatrice".

  Ce texte préfigure la création de SOCOTEL (Société Mixte pour le Développement de la Technique de Commutation dans le domaine des Télécommunications) qui interviendra deux ans plus tard ; c'est en effet en janvier 1959 qu'est créé SOCOTEL, sous l'impulsion et grâce à la ténacité de Henri DOCQUIERT. Au début, seuls les constructeurs du groupe CP 400 (CIT, Société des Téléphones Ericsson, AOIP) acceptent d'en faire partie ; les filiales du groupe ITT (LMT et CGCT) déclinent l'offre. Cette situation peu satisfaisante durera jusqu'à la fin de l'année 1960 : à ce moment LMT et CGCT rejoindront, elles aussi, Socotel. La mission principale de Socotel était de coordonner les recherches de l'Administration et de ses principaux constructeurs dans le domaine de la commutation électronique et de mettre en commun les brevets et certaines études et de faire progresser la normalisation.

  Socotel a joué le rôle qui lui était assigné pendant une dizaine d'années (le terme de l'activité de Socotel était fixé par ses statuts au 31 décembre 1970, et il n'était pas question d'une nouvelle et longue prolongation de la Société). Le rôle joué par Socotel n'a pas été négligeable : il ne faut pas oublier en effet que, au cours des années 1960, le poids de l'industrie nationale de la commutation était très faible et que cette industrie n'aurait pu subsister par elle-même si elle n'avait pas été soutenue, directement ou indirectement, par l'Etat.

  Mais revenons à 1957. Cette année sera aussi marquée par un autre événement, essentiellement d'ordre technique : les premières démonstrations par les Bell Telephone Laboratories (Bell Labs, en abrégé) d'un système de commutation électronique.

  Rappelons brièvement les faits. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Bell Labs commencent à explorer une nouvelle génération de systèmes de commutation, celle des systèmes électroniques. Un premier système expérimental, dénommé ECASS (Electronically Controled Automatic Switching System) est réalisé, dès 1947, aux Bell Labs. Un pas important est ensuite franchi, en 1951, avec un nouveau système expérimental, dit DIAD (Drum Information Assembler and Dispatcher). Pour la première fois on voyait apparaître et mis en œuvre, dans ce système, les concepts de "mémoire temporaire", de "mémoire permanente" et de "programme enregistré".

  Ce n'est qu'à partir de 1956 que les Bell Labs commencent à dévoiler leurs nouveaux projets et leurs ambitions. Dans un article publié en 1956 dans le BSTJ (Bell System Technical Journal), Amos E. JOEL décrit la panoplie des moyens utilisables à cette époque pour développer la commutation électronique. En mars 1957, les Bell Labs décident de frapper un grand coup : ils invitent dans leurs laboratoires de Murray Hill tous les organismes et sociétés publics ou privés qui ont des accords de brevets avec Western Electric. Une démonstration d'une première maquette de central téléphonique électronique est effectuée devant les participants à ce colloque : des exposés sont faits et une abondante documentation est remise aux invités. Les ingénieurs des Bell Labs sont très optimistes sur la date à laquelle la commutation électronique donnera lieu à des réalisations industrielles et deviendra effectivement opérationnelle. En fait, ce sera beaucoup plus long que prévu : le premier système ne sera mis en exploitation à Morris, près de Chicago, que plus de trois ans et demi après ces démonstrations en laboratoire (novembre 1960). Le premier système vraiment opérationnel (ESS1) sera mis en exploitation seulement en mai 1965 à Succasunna dans le New-Jersey. On trouvera ci-après, en annexe I, ce qu'écrivait à ce sujet John Brooks dans un livre publié en 1976 et intitulé "Telephone - The first hundred years".

  M. MARZIN, qui avait tenu à participer en personne au symposium des Bell Labs, en revint enthousiasmé, documents à l'appui. Cela confortait son opinion que la commutation électronique était la voie de l'avenir ; mais il pensait aussi, comme les dirigeants et ingénieurs des Bell Labs, que la phase d'industrialisation des systèmes électroniques serait relativement rapide. Nous venons de voir que ce ne fut pas le cas.

  En conclusion, on peut dire que vers la fin de l'année 1957 le décor est planté :

- Le Conseil technique des PTT a investi officiellement le CNET, dirigé par Pierre MARZIN, de mettre en chantier un système de commutation entièrement électronique. Mais avec une sage prudence le Conseil prévoit une dizaine d'années avant une véritable industrialisation de ce système. Ce délai donnera le temps nécessaire aux ingénieurs et techniciens du CNET et de l'industrie privée pour développer et mettre au point ces nouveaux équipements. On notera au passage que la Grande-Bretagne, qui pensait pouvoir brûler les étapes entre l'électromécanique et l'électronique, mettra de nombreuses années à sortir du système Strowger ;

- Le CNET, sous l'impulsion de M. MARZIN, ne perd pas de temps puisque, comme je l'ai déjà rappelé, le département RME (Recherches sur les Machines Electroniques) qui sera chargé de lancer les premières études et recherches sur la commutation électronique est créé dès avril 1957 ;

- Au plan technique, les Bell Telephone Laboratories, dont personne ne conteste la prééminence en matière de télécommunications, ont, en quelque sorte, promulgué les "tables de la loi" lors du symposium du mois de mars. On sait que même nos collègues de Bell Labs évolueront beaucoup dans ce domaine par la suite ;

- Enfin, au plan de l'organisation, le Conseil technique a souligné qu'étant donné l'ampleur des programmes de recherches à venir en commutation électronique, il sera sans doute opportun d'associer plus étroitement dans un organe mixte l'Administration et l'industrie chargée du développement de ces nouveaux systèmes. Socotel se profile à l'horizon.

- Ajoutons enfin que l'année 1957 entraînera également certaines modifications dans l'état-major des télécommunications françaises. En particulier, le directeur général des télécommunications, M. ROUVIERE, qui s'était engagé sans réserve pour l'adoption du système Pentaconta comme système unique de commutation, considérera les décisions prises en 1957 comme une défaite personnelle et cherchera à quitter l'administration des PTT. Il acceptera de briguer le poste de directeur du CCITT à Genève : il y sera élu en 1958. Il sera remplacé à la tête de la Direction générale des Télécommunications par M. Raymond CROZE. Quant à M. MARZIN, les événements de 1957 le confortait dans son rôle de patron de la recherche technique en télécommunications.

1957 - 1961. Premières études et recherches du CNET en commutation électronique spatiale. Création de
SOCOTEL.

  Le département RME (Recherches sur les Machines Electroniques) du CNET avait été créé, comme je l'ai rappelé précédemment, en avril 1957 ; j'employai d'abord les premiers mois qui suivirent à rassembler les moyens nécessaires au bon fonctionnement du nouveau département : à mon avis, le point le plus important était de constituer une forte équipe d'ingénieurs et de techniciens. Le groupe "faisceaux hertziens" du CNET, dont j'étais jusqu'alors responsable, comprenait essentiellement deux équipes : l'une était chargée des études de faisceaux hertziens proprement dites (techniques des hyperfréquences, notamment), l'autre se consacrait à la recherche et au développement des systèmes multiplex à répartition dans le temps et au codage de l'information.

  C'est cette seconde équipe qui constituera le noyau initial du département RME. Cependant, cette équipe, issue du secteur "Transmission" du CNET, n'avait aucune notion de la "Commutation". J'estimais qu'il nous fallait absolument un grand spécialiste de cette discipline. Sur ma demande, M. MARZIN convainquit le chef du département Commutation du CNET, M. Gaston LETELLIER, de me transférer l'un de ses meilleurs ingénieurs : c'est ainsi que Pierre LUCAS vint rejoindre Denis DAYONNET, Jacques DONDOUX, André PINET et d'autres qui travaillaient déjà avec moi. Par la suite, d'autres brillants ingénieurs et techniciens viendront peu à peu compléter les premières équipes du jeune département RME.

  Il nous fallait aussi quelques moyens logistiques. Un équipement minimum fut mis en place, en dessin et en mécanique, ainsi qu'un petit atelier de fabrication de circuits imprimés. Mais, reconnaissons le, nous partions à peu près de zéro. Nous n'avions, bien entendu, ni l'expérience ni les moyens technologiques considérables de nos collègues des Bell Labs. Nous avions également du retard sur nos collègues anglais du Centre de recherches du Post Office à Dollis Hill qui, sous la direction de T. H. FLOWERS, avaient commencé leurs premières recherches en commutation électronique en 1952. FLOWERS, contrairement à d'autres dirigeants du British Post Office (BPO), pensait que l'on pouvait passer directement de l'ère du système Strowger à celle de la commutation entièrement électronique, ce qui était un pari osé (voir annexe II).

  Au CNET, nous n'avons ni l'expérience des ordinateurs fonctionnant en temps réel, ni celle des dispositifs de connexion électronique. M. MARZIN nous conseille de suivre la ligne tracée par les Bell Labs et de ne pas trop nous aventurer dans des voies encore inexplorées. Nous commençons ainsi à faire nos premières armes en utilisant des diodes à gaz à cathode froide comme points de connexion. Nous faisons aussi quelques tentatives pour tester des mémoires temporaires à tube cathodique ("barrier grid store") puis à plaques de ferrites et une mémoire permanente de type "flying spot store".

  Cet arsenal technologique des Bell Labs était impressionnant mais il me laissait, personnellement, très perplexe : je ne pensais pas que nous avions intérêt à développer des dispositifs aussi complexes et aussi spécifiques qui demandaient, pour leur réalisation, des moyens considérables. Nos collègues américains éprouvaient eux-mêmes des difficultés avec ces technologies très particulières, qu'ils allaient d'ailleurs bientôt abandonner.

  Nous décidons alors de suivre notre propre voie. Par exemple, le tambour magnétique dont on avait en France une excellente expérience, grâce à la Compagnie des Machines Bull, nous paraissait parfaitement apte à servir de support à une mémoire permanente. Nous nous lançons dans la réalisation d'une maquette de laboratoire destinée à nous permettre de vérifier les principes de base d'un système de commutation électronique. Il s'agissait d'un réseau de connexion à diodes à gaz piloté et commandé par un calculateur électronique entièrement transistorisé (ANTINEA). Ce calculateur avait été conçu et réalisé dans les laboratoires du département RME. Cette maquette appelée ANTARES (contraction des mots Antinéa et Réseau Electronique de Sélection) sera opérationnelle en 1961. Il ne s'agissait là que d'une première maquette de laboratoire, mais ce fut, en quelque sorte, le point de départ des travaux du CNET en commutation électronique.

  Cependant, l'utilisation d'une diode à gaz comme point de connexion ne nous paraissait pas une solution de grand avenir. Les Bell Labs l'abandonnèrent d'ailleurs rapidement. Le département RME s'orienta alors vers la réalisation d'un réseau de connexion entièrement électronique, utilisant comme point de connexion un couple de transistors PNP-NPN. Ce fut le projet ARISTOTE ("Appareillage Réalisant Intégralement et Systématiquement Toute Opération de Téléphonie Electronique"). Aristote était conçu comme un système à grande capacité organisé autour d'un calculateur central ("centre de traitement des informations") et de calculateurs périphériques dénommés "explorateurs". Le calculateur central, baptisé RAMSES, était nettement plus puissant que son prédécesseur (Antinéa). J'avais promis à M. MARZIN que ce premier système entièrement électronique pourrait être expérimenté en exploitation, ce qui fut fait. Aristote fut mis en service au CNET à Issy-les-Moulineaux puis transféré au CNET à Lannion en 1963. Il assurera un service téléphonique interne au CNET jusqu'en 1969.

  Cette réalisation nous permit de mieux apprécier les possibilités mais aussi les limites du point de connexion électronique. En particulier, le couple PNP-NPN introduisait un léger affaiblissement de transmission. Pour respecter les normes en vigueur dans ce domaine, cela conduisait à insérer des amplificateurs à "impédance négative" sur les "joncteurs centraux" du réseau de connexion. D'où une certaine complication et un certain alourdissement des équipements.

  Le point de connexion entièrement électronique constituait-il une solution vraiment valable pour l'avenir ? Il fallait se poser la question. On notera que cette voie avait été aussi explorée par l'Administration suédoise des téléphones, par Philips aux Pays-Bas, et même par IBM qui n'avait cependant comme objectif que la réalisation de centraux téléphoniques privés.

  Telle était, brièvement résumée, la situation en 1962. Le CNET, conformément à la mission qui lui avait été confiée en 1957, s'efforçait de mettre au point un système de commutation entièrement électronique. Les constructeurs, de leur côté, dans le cadre de SOCOTEL, avaient plus spécialement en charge les recherches sur des systèmes utilisant un point de connexion électromécanique. A ce sujet, il convient de distinguer les systèmes à relais à tiges à contacts scellés (à maintien électrique, puis à maintien magnétique - "remreeds"), solution finalement adoptée par le Bell System et, d'autre part, les systèmes utilisant des dispositifs dérivés des commutateurs Crossbar (système SP1 de Northern Telecom au Canada - système Métaconta à mini-sélecteurs de la CGCT en France, etc.). Pour être complet, mais sans entrer dans trop de détails techniques, il nous faut dire un mot des organes de commande électroniques eux-mêmes. Si les technologies utilisées par les Bell Labs dans les premières réalisations expérimentales furent vite dépassées, le principe de base de la commutation électronique, la commande par "programme enregistré", énoncé et développé par Amos E. JOEL à la fin des années 1950, demeurait toujours valable ; cependant, un problème important n'était pas encore clarifié : celui de la sécurité de fonctionnement de ces organes de commande. Les Bell Labs avaient opté, au départ, pour deux calculateurs centraux fonctionnant en "micro-synchronisme", chaque calculateur pouvant supporter toute la charge à lui seul. En cas de défaillance de l'un des calculateurs, l'autre prenait immédiatement sa place, assurant ainsi une parfaite continuité de fonctionnement de l'ensemble du système. Mais les problèmes techniques à résoudre étaient délicats.

  Dans les premières maquettes réalisées au CNET, qui avaient essentiellement pour but de vérifier et de tester les principes de base, nous n'avions utilisé qu'un seul calculateur. Bien entendu nous ne pouvions éluder le problème de sécurité de fonctionnement. Je demandai alors à Pierre LUCAS qui, je le rappelle, venait du département Commutation du CNET, de réfléchir à cette question fondamentale. M. LUCAS proposa un nouveau concept pour assurer la sécurité de fonctionnement des organes de commande : le "partage de charge". Il s'agissait, comme dans le domaine de la commutation classique, de répartir la charge entre plusieurs organes fonctionnant indépendamment. Par analogie avec les appellations en cours en commutation classique, nous appelions ces calculateurs des "multi-enregistreurs". Ce principe du partage de charge allait être adopté, par la suite, par tous les constructeurs de centraux électroniques.

  Mais il était nécessaire de vérifier la faisabilité et viabilité de ce concept de "partage de charge". Pour ce faire, nous décidons de réaliser rapidement, au département RME, une maquette d'autocommutateur utilisant, comme réseau de connexion, de simples commutateurs crossbar CP 400, et un système de commande à multi-enregistreurs électroniques. Ce central expérimental dénommé SOCRATE (Système Original de Commutation Rapide Automatique à Traitement Electronique) était opérationnel au CNET à Issy-les-Moulineaux en 1963 ; il fut ensuite transféré et mis en exploitation à Lannion au début de 1965. Il desservit parfaitement plusieurs centaines de postes téléphoniques et demeura en service jusqu'à la fin de 1972.

  Ainsi, pour résumer, on peut dire que dans le courant de l'année 1962, la situation était à peu près la suivante :

- Le CNET a réussi à mettre en service expérimental un système de commutation entièrement électronique (point de connexion électronique à couple de transistors PNP-NPN) ;

- Dans le cadre de SOCOTEL, les constructeurs de commutation, de leur côté, font porter leurs efforts sur des systèmes "semi-électroniques" (organes de connexion dérivés du commutateur crossbar, tels que le mini-sélecteur) ou "quasi-électroniques" (point de connexion à relais à tiges à contacts scellés) ;

- Enfin, en ce qui concerne les calculateurs électroniques de commande, le CNET innove en proposant et en expérimentant le principe du "partage de charge" qui s'avèrera une très bonne solution pour la sécurité de fonctionnement des futurs centraux électroniques.

  Il est intéressant de noter qu'à cette époque toutes les études et recherches en commutation électronique se rattachaient à ce qu'il est convenu d'appeler la "commutation électronique spatiale". Ce terme signifie simplement que le chemin qui, dans un autocommutateur, relie un circuit entrant à un circuit sortant peut être matérialisé dans "l'espace" à travers les contacts d'un certain nombre de relais (électromécaniques ou électroniques). En 1962, seul le British Post Office expérimente un système basé sur le principe de la commutation temporelle (Highgate Wood - Londres). On se rappellera qu'en commutation électronique temporelle le signal n'emprunte pas un chemin ayant une réalité physique, tangible en quelque sorte, mais uns sorte de "voie virtuelle temporelle" représentée par un intervalle de temps d'un système multiplex à répartition dans le temps.

  Telle est donc, au cours de cette année 1962, l'état des recherches et des travaux sur les systèmes de commutation électronique destinés à la desserte du réseau téléphonique français. Il n'est encore question que de commutation électronique spatiale.

1962 : une nouvelle année charnière. Création du Centre de recherche du CNET à Lannion. Lancement
d'un programme de commutation électronique temporelle.

  Nous venons de voir qu'en 1962, mis à part nos collègues du British Post Office, tous les ingénieurs des grands laboratoires de recherches en télécommunications ont choisi de développer la commutation électronique spatiale mettant encore en œuvre un dispositif de connexion utilisant des contacts mécaniques.

  Pour comprendre la suite des événements, il faut se reporter à l'année 1960 et faire un détour par la Bretagne. Le 19 mai de cette année, M. Michel MAURICE BOKANOWSKI, ministre des Postes et Télécommunications, pose la première pierre du futur Centre de recherches du CNET à Lannion. On sait que Pierre MARZIN pensait, depuis plusieurs années déjà, faire quelque chose d'important pour sa région natale à laquelle il était très attaché.

  Tout avait commencé, en fait, par un décret du Gouvernement, en date du 30 juin 1955, qui instituait une procédure visant à favoriser la décentralisation des établissements publics. Une commission, présidée par M. SURLEAU, Conseiller d'Etat, fut chargée de procéder à un inventaire des services d'Etat susceptibles de faire l'objet d'une décentralisation. Le cas du CNET est examiné le 27 février 1957 par ce comité qui "émet le vœu que soient implantés, dans une région de province à déterminer par la direction du CNET, des éléments attractifs de cet établissement". Avec l'appui de M. René PLEVEN, M. MARZIN fait pencher la balance en faveur de la Bretagne et, plus précisément, de Lannion. Une décision de principe est prise par le Gouvernement le 20 décembre 1958. M. MARZIN ne perd pas de temps puisque, dès le mois de mars 1959, les premiers éléments du département Essais en Vol du CNET s'installent dans les baraquements provisoires près de l'aérodrome désaffecté de Lannion. Mais, la construction des grands bâtiments du Centre se révèle, pour des raisons techniques, plus difficile et plus longue que prévu. Pour ne pas retarder l'opération de décentralisation, M. MARZIN décide alors de faire construire rapidement des bâtiments plus légers. Ces bâtiments seront disponibles en septembre 1961 et les premiers éléments des laboratoires du CNET commenceront à s'y installer en octobre, ainsi que ceux du laboratoire commun de SOCOTEL.

  N'oublions pas également que c'est au cours de cette année 1961 qu'est lancée la construction de la station de télécommunications par satellites de Pleumeur-Bodou. Cette construction sera menée en un temps record : les bulldozers n'étaient entrés en action dans la lande bretonne qu'en octobre 1961, mais dans la nuit du 11 au 12 juillet 1962 la station de Pleumeur-Bodou sera la première à capter les images de télévision transmises par le satellite Telstar.

  L'opération Lannion prenait corps ; toutefois, le Centre de recherches du CNET à Lannion n'était encore que très embryonnaire. Tout au début de l'année 1962, M. MARZIN me demande si j'accepte de diriger l'opération de décentralisation du CNET à Lannion ; je lui réponds affirmativement, malgré, il faut le dire, les sourires et le scepticisme que suscitent les projets de M. MARZIN en Bretagne. J'indique au directeur du CNET que, pour réussir cette décentralisation assez téméraire, il faut bien entendu affecter à l'opération des moyens humains et financiers importants, mais qu'il faut surtout pouvoir attirer à Lannion des ingénieurs et des techniciens de grande valeur. En 1958, le gouvernement français avait déjà souligné, comme nous venons de le rappeler, la nécessité de décentraliser des éléments "attractifs" du CNET. Certes, il y avait déjà les télécommunications spatiales, avec Pleumeur-Bodou, ce qui était un élément très important pour l'image du CNET. En ce qui concerne plus spécialement les laboratoires de recherches, il me paraissait indispensable d'engager le nouveau centre du CNET à Lannion dans des recherches de pointe, de "high-tech" comme on dirait aujourd'hui. Je demande à M. MARZIN, tout en étant responsable de l'opération Lannion, de conserver la direction des recherches en commutation électronique pour l'ensemble du CNET. Mais je propose en même temps de transférer et de développer à Lannion les recherches de pointe dans cette discipline, c'est à dire, en fait, les recherches en commutation électronique temporelle numérique auxquelles nous avions commencé à réfléchir avec André PINET. En dehors de la commutation, il fallait également un programme "attractif" en transmission : dans mon esprit il s'agissait d'engager des recherches sur les transmissions numériques à hauts débits et sur de nouveaux services, tels que le visiophone. C'est Emile JULIER qui fut chargé de ce secteur. D'autres programmes de pointe furent également lancés au Centre de recherches de Lannion, en particulier dans le domaine de la reconnaissance et de la synthèse de la parole.

  Mais le programme phare du CNET à Lannion devait être, à mon sens, la commutation électronique temporelle. Cependant, pour parvenir dans ce domaine au développement et à la mise au point de systèmes vraiment opérationnels et susceptibles d'être ensuite fabriqués en série, j'estimais qu'il était indispensable de pouvoir transférer rapidement les résultats de nos études à une entreprise chargée du développement industriel. Etant donné l'éloignement de Lannion, il me paraissait nécessaire pour être efficace que cette unité soit située à proximité même des laboratoires du CNET. M. MARZIN en était également persuadé : il demanda alors à M. Ambroise ROUX d'installer à Lannion une antenne technique du groupe CGE ; ce sera d'abord des éléments du Centre de recherches de la CGE à Marcoussis et une antenne du département Transmission de la CIT ; puis sera créée, au début de 1966, une entité indépendante, la "Société Lannionnaise d'Electronique" (SLE). Il faudra aussi, le moment venu, organiser sur une base réaliste le transfert technique entre le CNET et l'industrie. Pour ma part, je pensais que la solution la plus efficace était de transférer non seulement des dossiers, mais aussi des hommes et même les meilleurs. C'est ce qui sera fait, en particulier grâce à François TALLEGAS qui passera du CNET à l'industrie pour prendre, en 1966, la direction de la SLE et le développement industriel des équipements de commutation électronique temporelle.

  Toutefois, à la fin de l'année 1962, nous n'en sommes pas encore là. La première tranche des bâtiments définitifs du CNET à Lannion ne sera achevée qu'en avril 1963 : les services du CNET logés dans les bâtiments provisoires pourront emménager en mai et en juin. Les locaux du Centre de recherches de Lannion seront inaugurés officiellement par le ministre des Postes et Télécommunications, M. Jacques MARETTE, le 28 octobre 1963. C'est également en 1963 que s'installent à Lannion les premiers éléments de l'antenne de la CGE.

  Ainsi, à la fin de l'année 1963, grâce à l'installation de laboratoires du CNET à Lannion et à la présence, à proximité de ces laboratoires, d'une unité de développement industriel, un nouvel élan allait pouvoir être donné à l'ensemble du programme de commutation électronique du CNET.

  J'ai eu l'occasion de rappeler au cours du colloque organisé en mai 1995, dans le cadre du cinquantenaire du CNET, que celui-ci s'était engagé très tôt dans les études et recherches sur la modulation par impulsions et les systèmes multiplex à répartition dans le temps : les premières réalisations remontent en effet à 1947. Mais jusqu'au début des années 1960, le CNET n'avait en vue que les problèmes de transmission ; d'autre part, la technique des systèmes à modulation par impulsions et codage (MIC) n'était pas encore opérationnelle. Le premier équipement de transmission MIC sera le système T1 à 24 voies mis au point par les Bell Labs et construit ensuite en série, à partir de 1962, pour les liaisons entre les centraux téléphoniques des grandes agglomérations comme New-York, Chicago, etc.

  Il faut cependant signaler, en commutation, une expérience intéressante, qui donna lieu à des démonstrations expérimentales aux Bell Labs en 1958. Il s'agissait d'une maquette dénommée ESSEX (Experimental Solid State Exchange) qui comprenait un ensemble de concentrateurs de lignes, de type temporel (concentrateurs à 24 voies MIC desservant 256 voies téléphoniques). Chaque voie téléphonique pouvait être connectée à chaque voie téléphonique du même concentrateur, ou d'un autre concentrateur, par l'intermédiaire d'un réseau central de connexion utilisant des "portes électroniques" à semi-conducteurs. Cette maquette était l'œuvre d'une équipe dirigée par un homme remarquable, H. E. VAUGHAM. Mais, comme nous l'avons vu précédemment, les Bell Labs ne poursuivirent pas le développement dans cette voie ; ils donnèrent la préférence aux équipes dirigées par R. W. KETCHLEDGE qui travaillaient à la mise au point d'un système en commutation spatiale (ESS1) dont la première expérimentation aura lieu, ainsi que nous l'avons rappelé, à Morris, près de Chicago, en novembre 1960. Pourquoi cette préférence ? Peut-être parce que, en 1957 - 1958, la technologie des semi-conducteurs n'était pas encore suffisamment développée (les circuits intégrés ne commenceront à être utilisés qu'au début des années 1960), peut-être aussi parce que KETCHLEDGE, qui avait un tempérament de chef de commando, l'avait emporté sur son collègue VAUGHAM, quitte à "piétiner à mort" ("trample to death") le problème de la commutation électronique (voir le livre de John Brooks déjà cité) !

  Au CNET, André PINET et moi-même réfléchissions sur la façon dont nous pourrions parvenir à résoudre de manière satisfaisante, sans le "piétiner à mort", le problème des systèmes de commutation entièrement électroniques. L'expérience du British Post Office, à Highgate Wood, n'était guère encourageante. En revanche, la réalisation de la maquette ESSEX en 1958 par les Bell Labs, bien qu'elle n'ait pas eu de suite, nous paraissait très intéressante.

  Pour compléter ces propos, je rappellerai que je connaissais bien M. PINET avec qui je travaillais, depuis une quinzaine d'années déjà, sur les systèmes à modulation par impulsions, analogiques d'abord (nous avions réalisé un premier système multiplex temporel à 24 voies en 1947) - numériques ensuite (on disait alors "modulation codée", par transposition de l'expression anglaise "Pulse Code Modulation"). Mais il ne s'agissait, à cette époque, que de recherches sur les systèmes de transmissions. Durant son passage au département RME, M. PINET étudiera plus spécialement des systèmes de circuits logiques rapides, dans le cadre de la réalisation du calculateur transistorisé Antinéa.

  L'expérience et les connaissances acquises au cours de cette quinzaine d'années nous serons très utiles lorsque nous nous engagerons dans les recherches sur la commutation électronique temporelle numérique. Je voudrais simplement, au passage, rendre hommage aussi à Paul GLOESS, ingénieur contractuel au CNET. M. GLOESS, qui était un ancien ingénieur du LCT (Laboratoire Central des Télécommunications) nous a fait profiter, pendant toute cette période, de l'expérience précieuse qu'il avait acquise dans les techniques d'impulsions.

  En 1962, M. PINET qui a accepté de me suivre au CNET à Lannion, devient mon adjoint direct pour la commutation électronique temporelle. Sous sa direction, un nouveau département est créé : le département CTI ("Commutation et Traitement de l'Information") qui va prendre en charge tout le programme de commutation électronique temporelle en cours d'élaboration à cette époque.

1963-1966. Développement au CNET du programme PLATON. Premières réalisations expérimentales.
Conception d'un futur réseau intégré.

  A la fin de l'année 1962, la situation de la recherche en commutation électronique au CNET est clarifiée. Le département RME, qui demeure au CNET à Issy-les-Moulineaux et dont j'ai passé la direction à Jacques DONDOUX, est chargé des études en commutation électronique spatiale, en liaison avec les constructeurs de SOCOTEL concernés. Ce programme de commutation électronique spatiale va se matérialiser dans le projet PERICLES. Ce projet peut être considéré comme une suite du projet SOCRATE, en ce sens que la commande du réseau de connexion y est assurée par deux calculateurs fonctionnant en "partage de charge". Quant au réseau de connexion lui-même, il n'utilise plus de commutateurs crossbar, mais des matrices de relais à tige à contacts scellés analogues à ceux des prototypes du système ESS1 des Bell Labs (relais à maintien électrique, dans un premier temps - relais à maintien magnétique, ensuite). Le premier équipement type PERICLES sera mis en service à Clamart en 1970, avec 800 abonnés. Un autre central d'un type voisin sera mis en service plus tard à Maison-Lafitte (1974).

  Nous rappellerons, à ce propos, que l'ensemble des recherches du CNET et de SOCOTEL en commutations électroniques spatiale et temporelle avait pour objectif la définition et la réalisation d'un système de commutation électronique "cohérent", sinon unique, qui fut désigné par le sigle E1. Le programme E1 comportait en fait trois composantes : E10 en commutation temporelle à moyenne capacité (projet PLATON, voir ci-après), E11 en commutation spatiale (projet Périclès notamment) et enfin E12, qui concernait essentiellement un système de commutation électronique à grande capacité, piloté par deux calculateurs électroniques CS 40 dérivés de l'IRIS 80 de la CII. Le projet E12 avait été confié au GIE "CITEREL" rassemblant la CIT et la Société des Téléphones Ericsson. En 1972, CITEREL sera absorbé par la SLE qui deviendra SLE-CITEREL. Le projet E12 donnera lieu à un certain nombre de réalisations mais qui se limiteront finalement à des centres de transit à grande capacité. Dans tout ce qui suit, nous n'évoquerons que le projet PLATON et toute la filière qui en découlera sous le sigle E10 puis, plus récemment sous l'appellation de marque 1000.E10. C'est en effet la filière de commutation électronique temporelle dérivée du projet PLATON qui s'imposera progressivement dans tous les domaines.

  l nous faut revenir à l'année 1962. A la fin de cette année, le département CTI du CNET-Lannion élabore un grand programme de recherches en commutation électronique temporelle. Ce programme se concrétisera en 1963 par le projet PLATON dont le sigle signifie "Prototype Lannionnais d'Autocommutateur Téléphonique à Organisation Numérique".

  A la fin de 1963, le programme PLATON est donc définitivement engagé. Les objectifs affichés sont ambitieux, car il s'agit, pour les équipes de Lannion, de bâtir un système de télécommunications intégrant à la fois la commutation et la transmission. Nous avons vu qu'à cette époque apparaissaient les premières liaisons MIC sur câble (système T1 aux Etats-Unis, études et expérimentations en France, au CNET). Commutation et transmission auront désormais parties liées. Mais pour réussir ce pari stratégique, il fallait partir sur des bases et des normes communes à la transmission et à la commutation. En transmission, les ingénieurs et techniciens des télécommunications ont toujours été habitués à des systèmes à base 12, bien connus dans les techniques à courants porteurs. Cela explique, en particulier, le choix américain d'un système MIC à 24 voies (2x12). Au CNET, les ingénieurs du secteur transmission proposent un système de base à 36 voies (3x12). En commutation électronique temporelle, André PINET et moi-même estimons qu'il est bien préférable d'adopter des normes répondant à des structures binaires. Nous retenons ainsi pour le projet PLATON un système MIC de base à 32 voies (2 à la puissance 5) et à 8 "moments" par voie (2 à la puissance 3).

  Je parviendrai par la suite à convaincre nos collègues transmetteurs d'abandonner les systèmes à base 12 et d'adopter des normes compatibles avec celles de la commutation temporelle. Mais, dans mon esprit, il n'est pas question de promouvoir une norme purement franco-française qui rappellerait certains événements du passé, telle l'aventure du 819 lignes en télévision.

  Nous prenons alors des premiers contacts avec nos collègues allemands de la Bundespost ; après un certain nombre de discussions et d'échanges de vues nous parvenons à élaborer une norme commune sur la base souhaitée (32 voies - 8 moments). Nous engagerons ensuite d'autres contacts avec nos collègues d'Italie, du Benelux et de Grande-Bretagne. Finalement tous ces efforts seront récompensés et une norme commune pour les systèmes MIC sera adoptée par la CEPT (Conférence Européenne des Postes et Télécommunications) qui regroupe une vingtaine de pays européens. Mais cet accord ne sera officiellement entériné qu'en décembre 1968, lors d'une conférence plénière de la CEPT qui se tiendra à Paris. Quant à l'UIT (Union Internationale des Télécommunications) elle reconnaîtra, en fin de compte, en 1969, deux normes internationales, l'une correspondant aux techniques américaines et japonaises (24 voies) et l'autre à la technique européenne (32 voies). L'adoption d'une norme européenne commune pour les systèmes MIC est un événement important : il préfigure d'autres normalisations qui interviendront plus tard (notamment la norme GSM pour les radiocommunications avec les mobiles). Ainsi, 1968 marque, en quelque sorte, un premier pas vers une future Europe des télécommunications.

  Les structures de base du système MIC étant bien définies, le Centre de recherches du CNET à Lannion commence à mettre en œuvre les principes retenus pour la réalisation de PLATON dont les éléments constitutifs seront, notamment : - un réseau de connexion entièrement temporel et, fait nouveau en commutation, sans blocage ; - des organes de commande entièrement électroniques fonctionnant en "partage de charge" (multi-enregistreurs) ; - des mémoires temporaires et permanentes ; - des unités de raccordement d'abonnés qui prendront différentes formes en fonction de l'évolution de la technologie ; - une horloge et des dispositifs de synchronisation, etc.

  La réalisation d'une première maquette expérimentale du système PLATON est alors lancée par le département CTI. Les choses iront rapidement, puisque cette maquette sera opérationnelle dans les laboratoires du CNET à Lannion à la fin de l'année 1965. Mais je souhaite aller plus loin que la seule réalisation d'un central électronique prototype. Les systèmes de transmission MIC étant appelés, à mon avis, à se développer rapidement, je pense dès cette époque qu'il faut envisager la réalisation d'un prototype de "réseau intégré", c'est à dire combinant transmission et commutation de type numérique. D'autre part, il est bien évident que la commutation électronique temporelle ne prendra tout son intérêt que dans le cadre d'un tel réseau, qui évitera le passage par des moyens de transmission analogiques.

  Pour concrétiser ces idées et ces concepts de base, M. PINET présente dans une note interne du département CTI ce que devrait être un réseau intégré à l'échelle d'une zone locale. Cette note, en date du 21 juillet 1965, décrit de façon très détaillée (70 pages) "un projet d'installation d'un ensemble de commutation temporelle intégré au réseau téléphonique général dans la zone de Lannion". C'est, à ma connaissance, le premier document qui précise ce que représente ce concept de réseau intégré (centres urbains, centres satellites reliés à leurs centres de rattachement par liaisons numériques MIC, centre nodal et liaisons MIC associées, centre de traitement des informations, etc. Quant à la structure même du cœur du système, elle comprend, comme nous l'avons déjà mentionné, un réseau de connexion entièrement temporel, sans blocage, commandé par un ensemble de processeurs fonctionnant en partage de charge (multi-enregistreurs). Ainsi, à la fin de 1965, une première phase s'achève pour le projet PLATON : une maquette expérimentale est mise en service dans les laboratoires du CNET et, par ailleurs, les concepts de base de futurs réseaux intégrés sont fermement établis. Une autre phase va commencer en 1966, celle du développement de prototypes industriels, suivie de la mise en exploitation des premiers centraux et d'un premier réseau intégré de type numérique.

1966 - 1974. Développement industriel du système PLATON (Filière E10). Mise en exploitation
des premiers centres (centraux urbains et centres de transit) et d'un premier réseau intégré en Bretagne.

  La SLE, sous la direction de François TALLEGAS, va donc entreprendre, à partir de la fin de 1966, en liaison étroite avec le CNET, les premiers travaux de développement industriel du système PLATON, qui prendra par la suite le nom de système E10, le CNET ayant adopté le sigle E1 pour l'ensemble des systèmes de commutation électronique (E10 pour la génération temporelle PLATON, E11 pour les systèmes en commutation électronique spatiale et E12 pour les futurs centraux temporels à grande capacité).

  Si la SLE est alors le principal partenaire du CNET dans cette affaire, il ne faut pas oublier cependant qu'existait à cette époque une petite société, l'AOIP (en fait une coopérative ouvrière) impliquée, elle aussi, dans les systèmes de commutation du réseau téléphonique français. L'AOIP avait installé également une unité en Bretagne, à Guingamp. L'AOIP faisait en outre partie des membres fondateurs de SOCOTEL. Nous avions décidé d'associer les équipes de l'AOIP aux travaux de développement du système PLATON en leur demandant, plus spécialement, de nous apporter leurs idées et leur concours pour la réalisation des unités de raccordement d'abonnés (URA) qui représentaient, au plan matériel, une part importante de l'équipement d'un central. Il y eut donc à cette époque une certaine émulation, sinon une concurrence, sur cet équipement important, mais qui posait encore certains problèmes dans sa version purement électronique. Comme on le sait, l'AOIP disparaîtra quelques années plus tard, et finalement seules resteront en piste la SLE et sa société mère qui deviendra Alcatel-CIT.

  Je ne rappellerai pas les débuts de l'industrialisation du système PLATON, mais seulement quelques dates :

- En février 1970, un premier "centre urbain" est mis en exploitation à Perros-Guirec, avec 1000 abonnés raccordés. Il s'agit là de la première réalisation mondiale d'un central téléphonique public en commutation électronique temporelle numérique ;

- Le 16 juin 1970, M. Robert GALLEY, ministre des Postes et Télécommunications, inaugure un nouveau centre PLATON. Il s'agit alors d'un "centre nodal" (commutation de circuits) installé à Lannion dans la zone industrielle ;

- En 1971, un centre urbain est installé à Lannion même. D'autre part, des liaisons MIC sont en service entre le centre nodal de Lannion, les centres urbains de Perros-Guirec et de Lannion, et certains centres satellites (Pleumeur-Bodou, ZUP de Lannion,...). A la fin de l'année 1971, 5000 abonnés sont desservis par ce réseau intégré de type numérique qui, à ma connaissance, est le premier au monde en exploitation réelle.

  Mais revenons un instant à l'année 1966. En effet, il me parait intéressant de rappeler que c'est au cours de cette année que se tient à Paris (28 mars - 2 avril 1966) le premier grand colloque international sur la commutation électronique. Si ce colloque prenait, en quelque sorte, la suite des précédentes manifestations (symposiums "privés" des Bell Labs en 1957 et 1963 - conférence à Londres sous l'égide de l'Institute of Electrical Engineers en décembre 1960), il était néanmoins beaucoup plus ambitieux. Le colloque de Paris de 1966 réunit, en effet, un millier de participants venus de 30 pays différents, 150 communications y furent présentées. La commutation électronique temporelle fit l'objet d'un certain nombre d'exposés, mais il convient de remarquer que seul le CNET eut l'audace de montrer des photos d'un système de commutation électronique temporelle numérique en état de marche (maquette expérimentale du central PLATON). H. E. VAUGHAN était présent au colloque, mais il n'évoqua pas le souvenir de l'ESSEX et se contenta de faire un exposé sur la maintenance du prototype ESS1 de Succasunna. Comme nous l'avons déjà indiqué, ce colloque de 1966 marquait la naissance d'une véritable institution internationale, l'ISS (International Switching Symposium) qui permettra aux ingénieurs et chercheurs du monde entier de faire le point périodiquement (tous les deux à trois ans) de l'état d'avancement des techniques de commutation électronique.

  Après 1971, le programme PLATON va continuer à se développer. Je citerai notamment l'inauguration, le 18 juillet 1972, des centraux de Paimpol et de Guingamp et des liaisons MIC associées. D'autres centraux seront également mis en service dans le Trégor au cours de cette année 1972 (Plouaret, Trébeurden, Trégastel). Cet ensemble constitue donc déjà à la fin de 1972 un réseau intégré d'une certaine taille. Je voudrais, à cette occasion, rendre hommage au directeur des télécommunications de la région Bretagne de cette époque, Roger LEGARE, qui nous a apporté tout son concours et aussi sa compréhension bienveillante pour la mise en place de ce premier réseau intégré.

  Rappelons encore un autre événement survenu au cours de 1972 : l'inauguration du centre de transit de Poitiers par M. Robert GALLEY, ministre des Postes et Télécommunications, le 14 avril 1972. Dans son allocution, M. GALLEY résumait ainsi la situation :

  "Mais où en sommes nous présentement des options techniques dans cette future gamme d'autocommutateurs ? Le système PLATON, de commutation temporelle, nous apparaît tout à fait adapté aux zones à faible densité d'abonnés et aux villes de moyenne importance. Il est également certain que dériveront directement de cette technique les centres de transit qui auront, dans une première génération, une capacité d'écoulement du trafic égale à celle de leurs homologues actuels électromécaniques. Restent les centraux urbains à forte capacité, c'est-à-dire de 50 à 60 000 lignes d'abonnés, pour lesquels des expériences sont encore nécessaires avant de décider de la technique à retenir. Dès maintenant, en tout cas, nous entrons effectivement dans la phase d'industrialisation de la commutation électronique. Je citerai trois chiffres significatifs à cet égard : en 1973, 2% de nos commandes de centraux porteront sur des matériels électroniques ; en 1975, elles atteindront 10% et nous disposerons alors de 100 000 équipements d'abonné en électronique."

  Cette inauguration marquait l'entrée de la commutation électronique temporelle dans un domaine où elle allait s'imposer rapidement : les "centres de transit". Le 15 mai 1973, M. Pierre MESSMER, Premier ministre, et M. Hubert GERMAIN, ministre des Postes et Télécommunications, inaugurent le grand central téléphonique des Tuileries ; dans son allocution, M. Hubert GERMAIN tient à souligner en ces termes l'importance que représente l'introduction des premiers centres de transit temporels dans les grands réseaux urbains :

  "Je voudrais maintenant en venir à la signification de cette manifestation au plan de l'avenir de notre réseau de télécommunications. Le centre Tuileries marquera, en effet, une date dans l'introduction, déjà entreprise dans le réseau français, des techniques de pointe que représentent la transmission numérique et la commutation électronique...

  "L'insertion progressive de l'électronique se déroule normalement et place la France dans une situation de premier plan dans le monde. Grâce à la collaboration étroite entre le Centre national d'études des télécommunications et les industriels du secteur, des étapes importantes ont déjà été franchies chaque fois que les problèmes techniques étaient résolus et, surtout, que la compétitivité économique par rapport aux matériels classiques était démontrée. Tel a été notamment le cas du système de commutation électronique E10, qui apparaît particulièrement bien adapté à la desserte des zones à densité téléphonique moyenne".

  J'arrêterai là ce rappel de quelques dates et de quelques événements significatifs qui montrent qu'en 1974 le développement de la commutation électronique temporelle en France était déjà largement engagé.

Indépendance et modernisation. Les clés de la réussite de la filière française de commutation électronique
temporelle.

  Comme nous l'avons rappelé dans les pages qui précèdent, ce n'est qu'à la fin de l'année 1962 qu'est lancé au Centre du CNET à Lannion, un programme de recherches en commutation électronique temporelle de type numérique et ce n'est qu'au cours de l'année 1963 que prend forme le projet PLATON lui-même.

  L'élaboration du projet PLATON, puis son développement, se sont effectués rapidement. C'est le premier point qu'il me parait intéressant de souligner. Je noterai simplement quelques dates : à la fin de 1965 une maquette du système Platon est installée dans les laboratoires du CNET à Lannion ; le développement industriel commence vers le milieu de l'année 1966 et le premier central est mis en service à Perros-Guirec tout au début de 1970. Il ne s'est donc écoulé guère plus de quatre ans entre la réalisation de la première maquette et celle du premier prototype.

  Ce délai court est assez remarquable si on le compare à d'autres. On se souviendra, notamment, qu'aux Bell Labs la première maquette expérimentale du futur système de commutation électronique ESS1 avait fait l'objet de démonstrations en mars 1957 et que le premier prototype vraiment opérationnel de l'ESS1 n'avait été mis en exploitation à Succasunna qu'en mai 1965. Ce délai de plus de huit ans est donc presque le double de celui constaté pour le projet Platon. Pourquoi cette rapidité de développement ? Quelle est la clé de cette première réussite ? Je pense que cette question mérite que l'on s'y arrête quelques instants.

  Je signalerai plus particulièrement trois points qui me paraissent importants.

  Le premier point concerne la conception même du futur système temporel. Comme je l'ai déjà indiqué, M. PINET et moi-même avions acquis, au cours d'une quinzaine d'années de travail en commun, une bonne expérience des techniques d'impulsions ; d'autre part, pendant son passage au département RME, M. PINET avait travaillé sur la conception et la réalisation de circuits logiques rapides, transistorisés, dans le cadre de la réalisation du calculateur électronique Antinéa. Enfin, Pierre Lucas avait définitivement établi l'intérêt et les avantages d'organes de commande électroniques fonctionnant suivant le principe du partage de charge. En 1962, nous avions donc une vision claire de ce que devait être un système de commutation électronique temporelle : un réseau de connexion entièrement temporel et sans blocage, des unités de raccordement d'abonnés permettant de concentrer le trafic de lignes entrantes à fréquences vocales sur in groupe plus restreint de voies MIC, des organes de commande électroniques fonctionnant en partage de charge, etc. Les concepts de base étaient bien définis, nous pouvions nous engager rapidement dans une phase de réalisation et d'expérimentation.

  Le deuxième point que je voudrais souligner est celui des composants à semi-conducteurs. Il faut se souvenir que le concept de la modulation par impulsions et codage (MIC) avait été énoncé par REEVES (Laboratoire Central des Télécommunications - LCT) dès 1938 et que la théorie en avait été faite en 1947 par W. R. BENNETT aux Bell Telephone Laboratories (Bell Labs). Cependant, le développement des systèmes MIC ne sera possible que lorsque la technologie des semi-conducteurs s'affirmera. Le transistor a été inventé aux Bell Labs en 1948, mais le Bell System ne commencera à installer les premiers systèmes MIC en transmission qu'en 1962 (système T1 à 24 voies).

  En commutation électronique temporelle, la situation était encore plus difficile. Nous avions pu réaliser avec de simples transistors les calculateurs électroniques Antinéa et Ramsès. Pour espérer réaliser économiquement un système de commutation électronique temporelle, il nous fallait faire appel aux circuits intégrés qui commençaient à apparaître en 1962-1963. Il y avait bien en gestation, au niveau du gouvernement français, vers le milieu des années 1960, un "plan composants" comme il y avait eu un "plan calcul". Le CNET y participera d'ailleurs. Mais, en ce qui me concerne, je fis savoir à M. MARZIN qu'il n'était pas possible, si l'on voulait réussir rapidement l'opération Platon, d'attendre la fabrication de circuits intégrés par l'industrie française. M. MARZIN me donna carte blanche pour rechercher et utiliser les circuits intégrés qui nous semblaient les mieux adaptés à nos besoins. C'est ainsi que, grâce aux relations industrielles du groupe CGE, nous avons pu disposer des tous premiers circuits intégrés TTL (Transistor-Transistor Logic) de Texas Instruments. Cependant, pour rendre la commutation électronique vraiment compétitive au plan économique, il faudra attendre l'apparition des circuits intégrés à grande échelle de type LSI (Large Scale Integration) et même plus tard VLSI (Very Large Scale Integration). Mais l'accès aux produits d'un grand fabricant mondial de composants nous mettait d'emblée au niveau des Bell Labs, ce qui était un facteur essentiel de compétitivité.

  La troisième clé de la réussite du programme Platon réside dans l'excellent processus de transfert des résultats de recherches du CNET à l'industrie. J'ai déjà souligné l'importance de ce point ; le fait que les laboratoires de recherches du CNET à Lannion aient été situés à proximité même de l'unité de développement industriel du groupe CGE, en l'occurrence la SLE, a été un élément déterminant dans la réussite de l'opération et, en particulier, dans la rapidité de développement du système E10. Ajoutons que les équipes du CNET et de la SLE étaient jeunes et très motivées : elles avaient l'ambition commune, pour prendre une expression propre aux alpinistes, de réussir ensemble une "première".

  Est-ce à dire que tous les problèmes étaient résolus après la mise en service des premiers centraux à Lannion en 1970, puis celle d'un premier centre de transit en 1972, à Poitiers et , au cours de la même année, la réalisation du premier réseau intégré en Bretagne (Lannion - Guingamp - Paimpol) et enfin, en 1973, l'installation des premiers équipements d'un centre de transit urbain dans un grand central parisien (Tuileries) ; ce serait présomptueux de l'affirmer. Il restait, en particulier, à démontrer la possibilité de réaliser des très grands centres urbains ( plus de 50 000 lignes). C'était l'une des raisons qui justifiait le maintien d'études et de recherches en commutation électronique spatiale au CNET à Paris et chez les constructeurs de SOCOTEL.

  Si, en 1974, tous les problèmes ne sont pas encore résolus, le système E10 est sur de bons rails et le train de la numérisation du réseau français de télécommunications est en marche. Je rappellerai, à ce sujet, que nous avions oeuvré pour l'adoption d'une norme européenne commune aux systèmes MIC de transmission et de commutation et que cette norme avait été officiellement entérinée par la CEPT, lors de sa réunion tenue à Paris en décembre 1968. Cette norme constituait, en somme, le socle sur lequel allaient s'édifier les futurs réseaux numériques de télécommunications.

  Fin de l'ère analogique en transmission. Déclin de la commutation électronique spatiale. Généralisation de la commutation électronique temporelle. Développement rapide de la numérisation des réseaux.

  Au début des années 1970, les systèmes MIC de transmission , qui avaient fait leur apparition en 1962 aux Etats-Unis, commencent à supplanter partout les anciens systèmes à courants porteurs. En France, les commandes d'équipements numériques de transmission ne représentent encore, en 1968, que 30% de l'ensemble des commandes d'équipements de transmission, mais trois ans plus tard, en 1981, la quasi-totalité des commandes concerne des équipements numériques. Cette numérisation rapide du réseau de transmission est une donnée très favorable pour la généralisation progressive de la commutation électronique temporelle.

  Où en est-on précisément en commutation électronique vers le milieu des années 1970 ? Il est intéressant de noter, tout d'abord, que le Bell System, grand promoteur de la commutation électronique spatiale une dizaine d'années auparavant, prend rapidement le virage de la commutation électronique temporelle, en commençant par les centres de transit. Le 17 janvier 1976, est mis en service à Chicago, le plus puissant centre interurbain du monde : ce centre est équipé du système ESS 4, en commutation électronique temporelle, et peut écouler 550 000 appels à l'heure, soit une capacité cinq fois plus grande que celle du système crossbar correspondant (crossbar n° 4). En ce qui concerne les centres urbains, il faudra attendre le début des années 1980, avec la réalisation et la production en série d'une nouvelle composante de' la gamme ESS, l'ESS 5, qui pourra desservir, en commutation électronique temporelle, aussi bien des zones à faible densité (quelques milliers d'abonnés) que des grandes zones urbaines (100 000 lignes).

  En France, où en est-on à la même époque ? Le 21 juin 1975, la Direction générale des télécommunications décide de lancer une consultation mondiale pour la fourniture de systèmes en commutation électronique spatiale. Six propositions sont reçues, trois sont sélectionnées lors du Conseil restreint du 8 décembre 1975 (AXE suédois, D 10 japonais, Métaconta d'ITT).

  Finalement, deux systèmes sont retenus au cours du Conseil restreint du 13 mai 1976 présidé par le Président de la République : le Métaconta et l'AXE. Cependant, la priorité d'un développement d'une technique française de commutation électronique temporelle est réaffirmée. Les trois premiers paragraphes du relevé de décision de ce Conseil restreint sont ainsi rédigés :

  1. La commutation électronique sera systématiquement et exclusivement adoptée pour la création de nouveaux centraux à partir du second semestre de 1978
  2. Le développement d'une technique française de la commutation électronique temporelle revêt un caractère prioritaire. Le secrétaire d'Etat aux Postes et Télécommunications prendra les mesures nécessaires pour que les études menées en ce domaine soient activement poursuivies. Dés maintenant, à égalité de compétitivité, les commandes porteront sur les matériels conçus selon cette technique.
  3. En complément et dans l'attente de la généralisation des matériels de commutation électronique temporelle, le réseau sera équipé de matériels de commutation électronique spatiale Métaconta et AXE.

  Cette décision donnait l'impression, même si l'on considérait toujours le développement de la commutation électronique temporelle comme prioritaire, qu'en même temps, pour différentes raisons, on le mettait quelque peu " entre parenthèses ". Certes, à cette époque tous les problèmes techniques n'étaient pas encore réglés, notamment en ce qui concerne les centraux à grande capacité : la première génération du système E10 n'avait alors qu'une capacité de l'ordre de 15 000 lignes. Cependant, dès 1977, la CIT lance une version à plus grande capacité, environ 60 000 lignes, qui permettra de satisfaire presque tous les besoins du réseau. Le premier équipement de cette nouvelle génération est installé à Pékin, à la fin de 1980. En France, un premier central de ce type sera mis en service à Brest en juillet 1981.

  Dans un article paru dans Les Echos le 19 octobre 1977, M. Jacques JUBLIN écrit : " La récente conférence d'Atlanta a démontré que toutes les grandes compagnies s'orientent désormais vers le "tout électronique". La technologie française a trouvé des adeptes et des clients ".

  Dans la préface d'un important ouvrage du CNET consacré à la commutation électronique 1, je résumais ainsi la situation à la fin des années 1970 :

" Depuis 1978, la situation s'est clarifiée et le bien-fondé des solutions d'avant-garde proposées par le CNET a été encore conforté par le développement prodigieux de la technologie des semi-conducteurs et l'apparition des microprocesseurs. " En mai 1979, le colloque international de commutation qui s'est tenu à Paris et qui a réuni quelques 2 000 participants venus de très nombreux pays a confirmé qu'un consensus général existait désormais en faveur de la commutation électronique de type temporel. "

  Comme le souligna, au cours de ce colloque, Gérard Théry, directeur général des télécommunications : " Le développement de la commutation électronique temporelle est maintenant devenu une réalité par les décisions déjà prises ou imminentes dans la plupart des pays ".

  Cette orientation irréversible vers la commutation électronique temporelle apparaît nettement dans les chiffres. Ainsi, en France, le nombre d'équipements de commutation temporelle commandés par la Direction générale des télécommunications atteignait déjà, en 1980, 70% du nombre total d'équipements commandés.

  Parallèlement, le développement rapide des systèmes MIC en transmission rendait de plus en plus compétitive la commutation électronique temporelle et la marche vers la numérisation complète des réseaux s'en trouvait accélérée. Dans ce domaine, notre avance en commutation électronique temporelle plaçait les télécommunications françaises en position de pointe. De ce fait, le réseau français de télécommunications est devenu non seulement le plus numérisé du monde, mais aussi l'un des plus modernes.

Epilogue

  En 1957, ainsi que nous l'avons rappelé au début de cet exposé, le ministre des PTT, après avis du Conseil technique des Postes et Télécommunications, donne mission au CNET de mener les études en vue de la mise au point d'un système de commutation électronique "homogène" (à l'exclusion de systèmes mixtes comprenant encore une partie électromécanique, ce qui retarderait l'avènement d'une solution "entièrement électronique").

  Au cours de cette même année, les Bell Telephone Laboratories (Bell Labs) dévoilent leurs recherches en commutation électronique spatiale et montrent, en fonctionnement, une première maquette expérimentale d'un central électronique à "programme enregistré". M. Pierre MARZIN, directeur du CNET, décide alors d'engager immédiatement le Centre dans les recherches en commutation électronique avec pour objectif d'aboutir à la réalisation d'un premier système expérimental. Le département RME (Recherches sur les Machines Electroniques) est créé dans ce but.

  A cette époque, il n'est guère possible d'envisager autre chose que la commutation électronique de type spatial. Le département RME et les constructeurs associés dans le cadre de SOCOTEL vont donc s'efforcer de développer un système de commutation électronique spatiale. Le CNET, conformément à la mission qui lui avait été confiée, réalisera une première maquette d'un système "entièrement électronique". Ce sera le projet ARISTOTE utilisant comme point de connexion électronique un couple de transistors PNP-NPN.

  Ce n'est qu'en 1962 qu'une nouvelle orientation stratégique est prise par le CNET. Profitant de l'opération de décentralisation de laboratoires du CNET à Lannion puis, un peu plus tard, de l'installation, à proximité même des laboratoires de ce nouveau Centre, d'une unité de développement industriel de la Compagnie Générale d'Electricité, la SLE (Société Lannionnaise d'Electronique), je décide, en accord avec M. MARZIN, de lancer un grand programme de recherches en commutation électronique temporelle. Ce sera le projet PLATON (Prototype Lannionnais d'Autocommutateur Téléphonique à Organisation Numérique).

  J'ai rappelé précédemment comment s'est déroulé le projet PLATON et comment, dans des délais relativement courts, un premier central prototype avait été mis en exploitation, au début de 1970, à Perros-Guirec. J'ai rappelé aussi comment s'était poursuivi, à ses débuts, ce programme de commutation électronique temporelle : mise en service en 1972 d'un premier "centre de transit" à Poitiers, réalisation, en 1972 également, d'un premier "réseau intégré" (commutation électronique temporelle et liaisons MIC en transmission) dans la zone Lannion - Guingamp - Paimpol, etc.

  Mais en 1975, la stratégie élaborée par le CNET et le groupe CGE en vue du développement d'un système de commutation électronique temporelle français, ne dépendant pas de licences étrangères, paraît remise en cause. Une grande consultation mondiale est lancée dans le domaine de la commutation électronique spatiale. La CGE, qui craint que le développement de la commutation électronique temporelle soit sérieusement différé, répond à l'appel d'offres en proposant d'une part une solution basée sur le système D10 de NEC (Nippon Electric Corporation) et, d'autre part, l'AXE de L. M. Ericsson. Mais la CGE sera écartée de cette seconde solution au profit de Thomson. En effet, le Gouvernement a décidé, suivant l'expression de l'époque, de "franciser" la société LMT et la Société des Téléphones Ericsson en les faisant racheter par Thomson. Quant à la solution dérivée du D10 japonais elle ne sera pas retenue. Finalement, en mai 1976, au cours d'un Conseil restreint présidé par le Président de la République lui-même, il est décidé d'équiper le territoire français de deux systèmes de commutation électronique spatiale : le Métaconta du groupe ITT et l'AXE de L. M. Ericsson. On remarquera au passage que le système Métaconta est la propriété de la CGCT, société qui demeure alors dans le giron du groupe ITT, ce qui complique encore les choses.

  Toujours est-il (ironie de l'histoire !) que l'on se croirait revenu 20 ans en arrière, lorsque l'Administration française des PTT décidait d'adopter, pour l'équipement du territoire français en systèmes de commutation Crossbar, le Pentaconta du groupe ITT et le CP 400 sous licence du groupe L. M. Ericsson. En outre, la société LMT, estimant que la commutation électronique temporelle l'emporterait définitivement à plus ou moins brève échéance sur la commutation électronique spatiale, ne voulait pas demeurer en dehors de la course et décidait de développer son propre système temporel, le MT. La situation du groupe Thomson était donc assez complexe puisque Thomson avait à développer et à produire cinq systèmes différents : les deux Crossbar (Pentaconta, CP400), les deux systèmes de commutation électronique spatiale (Métaconta de CGCT et AXE qu'il fallait franciser) et enfin le système temporel MT de l'ancienne société LMT).

  La situation ainsi créée dura quelques temps, mais un événement très important survient en 1983. M. Jacques DARMON a fort bien analysé cet événement dans son ouvrage "Le grand dérangement" 2 publié en 1985 :
  " 1976 : Paul RICHARD, Président de Thomson, fortement encouragé par Gérard THERY, Directeur général des télécommunications, et Jean-Pierre SOUVIRON, Directeur des affaires industrielles à la DGT, met fin aux accords qu'il avait signé en 1969 avec la CGE et décide de réintroduire son entreprise dans l'industrie téléphonique.
  " Novembre 1983 : Alain GOMEZ, nouveau Président du groupe Thomson, signe un accord avec Georges PEBEREAU, Directeur général de la CGE, et lui cède toutes ses activités de télécommunications civiles.

......

  " Pourquoi ce renoncement ? La raison la plus importante est sans doute la moins connue du public. Au lieu de consacrer l'ensemble de ses moyens techniques et financiers au développement du système MT, Thomson les a dispersés sur cinq systèmes différents de commutation : les deux produits électromécaniques qui existaient dans les filiales rachetées d'ITT et d'Ericsson, puis les deux produits de commutation spatiale de ces deux entreprises, produits qu'il a fallu franciser, enfin le projet principal, le système MT de commutation numérique. Cette accumulation de développements simultanés ne pouvait conduire qu'à la catastrophe. Des équipes dispersées, un éparpillement des moyens disponibles, des retards et donc des coûts supplémentaires. C'est par centaines de millions de francs qu'il faut mesurer l'effet de cette absence de priorité. Qui en est le responsable ? L'Administration qui a commandé ces cinq produits ? L'industriel qui n'a pas su (ou n'a pas pu) refuser et faire prévaloir les impératifs de gestion ? On touche là du doigt un des drames de notre industrie française, industrie assistée, et dépendante. "

  M. DARMON souligne bien dans ce texte que Thomson considérait que son "projet principal" était le système temporel MT. Cependant, dans le domaine de la commutation électronique temporelle, Thomson partait avec un certain retard sur des sociétés telles que CGE, Northern Telecom et même ATT et L. M. Ericsson. Malgré tout, Thomson chercha par tous les moyens à prendre place sur les marchés mondiaux en multipliant les prises de commande du système MT. Mais ce système était encore loin d'être complètement au point et il s'ensuivit, pour le constructeur, de très graves difficultés, voire une véritable série de catastrophes financières. Tout cela incita finalement Thomson à "jeter l'éponge" dans le domaine des télécommunications civiles.

  M. DARMON rappelle encore dans son ouvrage que " ce projet (de fusion entre CGE et Thomson) fut préparé en secret par les industriels au printemps de 1983 puis porté en juillet 1983 à la décision des pouvoirs publics, car l'Etat était le seul actionnaire des deux entreprises nationalisées, Thomson et CGE. Les PTT, informées très tardivement, ont tenté de s'y opposer (mais en vain) ". M. DARMON ajoute enfin : " Le Gouvernement, représenté par M. Laurent FABIUS, alors ministre de l'Industrie, non seulement a accepté les propositions des deux présidents, mais également a consenti à participer au financement de l'opération : 700 millions de francs de dotation en capital et 250 millions de francs de crédits publics ont ainsi été consacrés à ce rapprochement en 1984 ".

  Les accords de 1983 donnaient un poids très important au groupe CGE dans le domaine des télécommunications civiles mais, en même temps, la CIT héritait de tous les systèmes de commutation du groupe Thomson. Cependant, en quelques années, la CIT devenue Alcatel-CIT, pôle français de Alcatel-Télécom, parviendra à mettre de l'ordre dans cet ensemble en concentrant ses efforts, ce que n'avait pu faire Thomson, sur le développement d'un système de commutation temporelle multifonction et à grande capacité, capable de répondre à tous les besoins des utilisateurs.

  Ce système, commercialisé par Alcatel sous la dénomination 1000.E10, a en effet les caractéristiques suivantes : 200 000 abonnés - 2048 MIC (60 000 circuits) - 25 000 Erlangs commutés, 2 000 000 TAHC (tentatives d'appels à l'heure chargée). On est loin de la première génération du système E10 (15 000 lignes) ou même de la deuxième (60 000 lignes), mais ce qui est le plus remarquable, c'est que le 1000.E10 s'inscrit parfaitement dans la conception initiale du E10 : réseau de connexion entièrement temporel (type T), multi-enregistreurs et processeurs en partage de charge, etc., alors que la deuxième génération du E10 n'était plus complètement temporelle puisque le réseau de connexion était du type TST (Temporel - Spatial - Temporel). C'est, en quelque sorte, une brillante confirmation a posteriori du bien-fondé du principe, des idées et des concepts qui avaient été mis en œuvre par les "pionniers du Far West breton" lors du développement de l'ancêtre commun de la filière E10, le projet PLATON.

  Où en est-on en 1997 ? On peut dire que le succès de la filière E10 a été largement confirmé. Alcatel, dans ses "Références mondiales" de janvier 1997, donne quelques chiffres sur l'implantation et la diffusion du système 1000.E10. En fait, il faudrait plutôt parler de "filière temporelle", car les données fournies par Alcatel intègrent un certain nombre d'équipements encore en service mais qui relèvent des générations précédentes. Quoi qu'il en soit, les chiffres montrent le remarquable développement de la filière temporelle. En janvier 1997, on dénombrait ainsi, sous le vocable général 1000.E10 :
      - 55 millions de lignes installées et 5 millions en commande. On notera, en particulier, plus de 33 millions de lignes en France (dont 1,5 millions en commande) mais aussi 4,2 millions en Inde, 2 millions en Chine, 1,6 en Pologne et en Afrique du Sud, 1,1 millions en Russie, 1 million au Chili, etc. ;
      - en tout, le système Alcatel 1000.E10 était implanté à cette date dans 88 pays et desservait 107 clients (fixe et mobile).

  L'histoire de la commutation électronique temporelle en France - on pourrait même parler d'aventure - est donc assez exemplaire à plus d'un titre. On remarquera aussi qu'elle coïncide et accompagne la montée en puissance d'un grand groupe industriel français de télécommunications (Alcatel). Nous avons vu qu'en 1983 Georges PEBEREAU avait réussi à reprendre les activités de télécommunications civiles de Thomson, ce qui renforçait considérablement le poids de la CGE dans le domaine des télécommunications et lui donnait, notamment, une prééminence absolue en commutation électronique temporelle. Cependant, la CGE demeurait encore, à cette époque, un groupe industriel à caractère essentiellement national. Georges PEBEREAU, avec habileté et beaucoup de ténacité, parviendra, après quelques tentatives infructueuses, à faire passer en trois ans la CGE d'une vocation nationale à une vocation mondiale. L'opération décisive sera l'accord passé avec le groupe ITT en 1986 aux termes duquel la CGE reprenait les activités de télécommunications de ce groupe.

  Aujourd'hui, Alcatel-Alsthom qui a pris la suite de la CGE est devenue l'un des tous premiers groupes mondiaux en télécommunications. Belle revanche de l'histoire, si l'on se rappelle qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les télécommunications françaises étaient dominées par l'ITT et que la petite société française, la CIT, ne pesait pas lourd face au géant américain.

  En 1976, les pouvoirs publics avaient estimé nécessaire que la France dispose de deux groupes nationaux en télécommunications : la CGE et Thomson. L'accord de 1983 entre les deux groupes mit fin à cette stratégie et l'on s'achemina, comme on vient de le voir, vers un seul groupe de taille mondiale dans le domaine des télécommunications civiles, Alcatel-Alsthom. Un champion mondial au lieu de deux champions nationaux, pour ne pas dire "hexagonaux" ? Chacun est libre d'apprécier en fonction de ses convictions et de sa façon de percevoir l'avenir. Mais il semble bien, au moment où la dimension planétaire des télécommunications s'accentue et où la mondialisation s'impose, que la France avait intérêt à disposer d'un groupe puissant dans ce domaine essentiel de l'économie et qu'il était peut-être présomptueux pour notre pays de prétendre à la présence sur son territoire de deux leaders mondiaux dans ce même domaine.

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Annexe 1

Quelques réflexions sur les délais et le coût du programme de commutation électronique du Bell System

  Nous avons vu que le délai qui s'est écoulé entre les premières recherches des Bell Labs en commutation électronique (1947) et les premières démonstrations d'un central électronique en laboratoire (1957) a été d'une dizaine d'années et qu'il a fallu ensuite près de quatre ans pour passer du laboratoire à un premier central en exploitation (Morris - novembre 1960). Enfin, cinq ans s'écouleront encore avant que le prototype opérationnel voie le jour (Succasunna - 1965).

  Il est intéressant de citer, à ce propos, le témoignage d'un américain, un écrivain spécialiste des milieux d'affaires, John Brooks, qui dans un livre paru en 1976 et intitulé "Telephone. The first hundred years" retrace l'histoire du téléphone et du développement de l'AT&T. Brooks consacre plusieurs pages à la question de la commutation électronique aux Etats-Unis. Voici comment l'auteur résume les débuts de la commutation électronique au Bell System.

  " Dans le domaine de la technologie téléphonique, parmi toutes les nouveautés merveilleuses des années 60 - comme les satellites, les positions d'exploitation ultramodernes pour les opératrices, le visiophone - celle qui a posé le plus de problèmes aux Bell Telephone Laboratories (Bell Labs), et qui contre toute attente, s'avérera l'effort de recherche le plus important de toute l'histoire du Bell System, fut le développement d'un système de commutation électronique (ESS).

  " On se rappellera que ce système avait été assigné comme objectif quand le projet qui aboutit à l'invention du transistor fut lancé dans les années 30. Ce miracle prévu ayant été accompli dans les années 1947 - 1948, des contraintes financières et la nécessité de perfectionner le transistor lui-même entraînèrent des retards supplémentaires. Au début des années 50, une équipe des Bell Labs s'attaqua sérieusement à la commutation électronique ; dès 1955, Western Electric s'y joignit en nommant cinq ingénieurs de l'usine de Hawthorne pour collaborer à ce projet. Le président de l'AT&T, Kappel, écrivait avec assurance dans son premier rapport au Conseil d'administration : "Aux Bell Labs, le développement d'un nouveau système de commutation électronique avance à grands pas. Nous sommes certains que cela nous procurera de nombreuses améliorations du service téléphonique et une meilleure efficacité. La première expérimentation aura lieu à Morris (Illinois) en 1959." Peu de temps après, Kappel estimait le coût global du projet à environ 45 millions de dollars. "

  Mais, progressivement, il devint évident que le développement d'un système de commutation électronique commercialement utilisable - en fait un autocommutateur téléphonique piloté par un calculateur - posait des problèmes techniques infiniment plus importants qu'on ne l'avait imaginé et que, par conséquent, le Bell System avait largement sous-estimé et la durée et l'investissement nécessaires à l'aboutissement du projet. L'année 1959 passa sans que l'essai de Morris eût lieu : il fut effectué en novembre 1960 et révéla l'ampleur de la tâche restant à accomplir. Au fur et à mesure que le temps s'écoulait et que les coûts croissaient, l'inquiétude se fit sentir à l'AT&T, et un début de panique s'empara des Bell Labs. Mais le projet devait progresser - à cette époque l'investissement était déjà trop important pour être sacrifié - et, de toute manière, les prévisions de l'accroissement de la demande du service téléphonique montraient que dans quelques années viendrait le moment où, sans le bond procuré en vitesse et en souplesse d'exploitation, le réseau national ne pourrait satisfaire la demande. En novembre 1963, un système totalement électronique fut mis en exploitation à la Brown Engineering Company à Cocoa Beach en Floride. Mais c'était une petite installation et rien d'autre qu'une installation expérimentale ne desservant qu'une seule compagnie. Pour traiter de ce sujet dans le rapport annuel de 1964 le ton du président Kappel était presque contrit : "Le matériel de commutation électronique doit être fabriqué en masse et obéir à des normes de fiabilité sans précédent... Pour produire ce matériel économiquement et dans des délais rapides, des méthodes de production de grande série doivent être développées, mais cela ne doit pas se faire au détriment de la précision..." Une autre année s'écoula et des millions de dollars furent à nouveau dépensés ; mais le 30 mai 1965, le premier central électronique commercial était mis en service à Succasunna dans le New-Jersey.

  " Même à Succasunna, seuls 200 parmi les 4300 abonnés de la ville purent bénéficier initialement de la vitesse accrue et des services additionnels procurés par la commutation électronique, comme la possibilité d'établir des communications à trois abonnés et le transfert automatique des appels entrants. Cependant, à partir de ce moment, l'ESS se mit en marche. En janvier 1966, une seconde installation commerciale desservant 2900 postes téléphoniques était mise en service à Chase, dans le Maryland. A la fin de 1967, de nouveaux bureaux ESS furent installés en Californie, dans le Connecticut, le Minnesota, la Georgie, New York, le Michigan, la Floride et la Pennsylvanie. A la fin de 1970, il y avait 120 bureaux, desservant 1,8 millions d'abonnés, 475 en 1974 desservant 5,6 millions d'abonnés. Mais le programme de développement, quand on additionne tous les chiffres, se révéla avoir requis l'effort phénoménal de 4000 hommes-années au Bell Labs et il avait coûté non pas 45 millions mais au moins 500 millions de dollars. "

  Brooks ajoute que, de l'avis même de certains dirigeants de l'American Telephone and Telegraph Company (AT&T), " l'erreur dans l'estimation du volume de la tâche et du coût nécessaires avait été la seule, mais phénoménale erreur, commise par les Bell Telephone Laboratories dans cette affaire ".

  D'autres critiques ont été adressées au Bell System au sujet du développement de la commutation électronique. On reprocha, en particulier, au Bell System, affirme Brooks, " de s'être emparé du problème et de l'avoir piétiné à mort (trample to death) ".

  " La leçon à tirer de cette aventure technique - financière, conclut Brooks, est peut-être que les problèmes scientifiques ne se résolvent pas toujours de la meilleure manière en étant "piétiné à mort". Peut-être une approche plus délicate et plus souple, basée beaucoup plus sur la créativité que sur la puissance des ressources humaines et financières, aurait-elle permis un avènement plus rapide de la commutation électronique, en faisant l'économie de millions ou de centaines de millions de dollars pour le Bell System et ses abonnés ? Nul ne peut le dire. "(retour)

Annexe II

Situation de la commutation électronique en Grande-Bretagne à la fin des années 1950

  La situation en Grande-Bretagne, au milieu des années 1950, mérite que l'on s'y arrête quelques instants. Adoptant la stratégie proposée par FLOWERS, les techniciens britanniques s'engagèrent résolument dans l'étude et le développement d'un central téléphonique mettant en œuvre, ce qui était remarquable pour l'époque, la commutation électronique de type temporel. En 1956, le BPO et ses principaux constructeurs de matériels de télécommunications décidèrent de mettre en commun leur expérience et leurs efforts de recherches dans ce domaine ; un comité spécial fut créé, le "Joint Electronic Research Committee" (JERC). C'était, en quelque sorte, l'équivalent britannique de Socotel. Une première étape fut franchie avec la réalisation d'une maquette de laboratoire à Dollis Hill ; chaque constructeur avait été chargé de la réalisation d'une partie du central, mais l'ensemble avait plus l'allure d'une sorte de "patchwork" que d'un véritable système de commutation téléphonique. Cependant, la maquette de laboratoire ayant correctement fonctionné, le Post Office décida de réaliser et de mettre en exploitation réelle dans la zone téléphonique de Londres, un central entièrement électronique de type temporel. Le site choisi était Highgate Wood dans le nord de Londres. Le central fut mis en service au début de 1962. Le central demeurera en exploitation quelques temps mais ne donnera pas lieu à d'autres développements. Sans doute nos collègues britanniques avaient-ils voulu brûler trop rapidement les étapes : la modulation par impulsions était de type analogique, car il n'était pas encore question, à cette époque, de modulation par impulsions et codage (MIC). D'autre part, le développement des semi-conducteurs n'en était encore qu'à ses débuts et l'utilisation de certaines technologies (lignes à magnétostriction) se révélait délicate.

  Rappelons encore qu'une conférence internationale sur la commutation électronique ("Conference on Electronic Telephone Exchanges") avait été organisée à Londres en décembre 1960. Le colloque des Bell Labs en 1957 était privé ; à Londres, il s'agissait d'un colloque public organisé par l'Institute of Electrical Engineers (IEE). Un autre colloque, privé, sera à nouveau organisé par les Bell Labs en 1963. Puis un premier grand colloque international sur la commutation électronique se tiendra, à Paris, en mars 1966. C'était la naissance d'une véritable institution, l'ISS (Electronic Switching Symposium) qui organisera régulièrement, tous les deux ou trois ans, en Europe, en Amérique, ou au Japon, de grands colloques internationaux sur ce thème de la commutation électronique.

  Que dire de cette expérience britannique ? Elle était vraisemblablement trop en avance sur les concepts et la technologie disponibles tout au début des années 1960. La situation sera très différente une dizaine d'années plus tard, lorsque l'on pourra disposer non seulement de transistors performants, mais aussi de toute une gamme de circuits intégrés à moyenne ou grande échelle. Le Post Office reprendra alors ses études dans le cadre du projet "System X". Mais la route sera longue avant que ce système devienne vraiment opérationnel.(retour)


La commutation électronique en France : de Aristote à E10
par Robert Chapuis

Nota : ce document est la version française (originale) du texte anglais publié comme chapitre V-8 de l'ouvrage "Electronics, Computers and Telephone Switching" de Robert J. Chapuis et Amos E. Joel, Jr, collection North-Holland Studies in Telecommunications (Volume 13) 1990

1. Structures organisationnelles pour les études de commutation électronique en France

1.1 En France, le début des études de commutation électronique peut être situé en 1957 avec la création d'un département "Recherche sur les machines électroniques (RME)" au sein du CNET, l'Organisme d'études et de recherches de l'Administration des PTT (1). On notera la coïncidence de cette année de début des études françaises avec le moment où commencent à se diffuser les informations concernant les options décisives prises par les Bell Laboratories en vue de la réalisation d'un système dont la commande centralisée sera d'un type à commande par programme enregistré.

1.2 Jusqu'alors, la commutation avait été en France un domaine pour lequel les études relevaient uniquement des constructeurs d'équipements. La conception des nombreux types de systèmes utilisés dans le réseau français était ainsi celle due à trois constructeurs qui étaient des filiales de groupes internationaux étrangers :

    - deux d'entre eux : Le Matériel Téléphonique (LMT), la Compagnie Générale de Constructions Téléphoniques (CGCT), appartenaient au groupe ITT ; le premier était orienté vers la réalisation de centraux pour grandes et très grandes villes, le deuxième, pour ceux de villes d'importance plus modeste ;

    - le troisième, la Société Française des Téléphones Ericsson (SFTE), comme son nom le manifestait, dépendait du groupe suédois L. M. ERICSSON.

    Ces trois constructeurs se partageaient le marché public français avec un quatrième, CIT-Alcatel, qui construisait, lui aussi, des équipements de commutation mais le plus souvent sous licence de ses partenaires en raison d'accords imposés par l'Administration pour une normalisation de ses systèmes. Les quatre sociétés ci-dessus mentionnées avaient bien entendu leur propre service d'études mais ceux-ci, du moins pour les trois premières, dépendaient en fait essentiellement de la maison-mère pour le compte de laquelle ils travaillaient, ceci en étroite coopération avec d'autres établissements industriels hors de France, tels que BTM en Belgique pour les sociétés du Groupe ITT, et les laboratoires d'études de Midsommarkransen à Stockholm pour SFTE.

1. 3 L'ambition qui avait présidé à la création du CNET en 1944 avait été d'en faire, en association étroite avec les services d'exploitation des télécommunications, un organisme d'études bâti sur le modèle de ce qu'étaient les Bell Laboratories aux Etats-Unis et Dollis Hill au Royaume-Uni (2).

    Dans une première période de son existence, pendant environ une dizaine d'années, soit de 1944 jusqu'au milieu des années 1950, le CNET dépendit hiérarchiquement de la Direction Générale des Télécommunications (DGT) du Ministère des PTT. La plupart des missions d'études qui lui étaient confiées étaient en conséquence destinées à résoudre les problèmes les plus immédiats qui se posaient pour l'exploitation du réseau français. Le service interurbain, avec le rétablissement de son réseau d'artères à grande distance, puis l'extension de ce réseau, constituait l'objectif prioritaire. En téléphonie, les études du CNET étaient de la sorte essentiellement des études menées dans le domaine de la transmission : études sur les faisceaux hertziens, études sur le multiplexage, particulièrement sur le multiplexage numérique. La commutation, elle par contre, était restée au sein du CNET un domaine d'activités sinon inexploré, du moins réduit à un rôle très mineur : principalement des études aboutissant à la mise au point de systèmes électromécaniques de très faible capacité (autocommutateurs ruraux) qui rendirent de grands services pour la desserte d'agglomérations rurales et qui, sans doute en raison du très modeste marché qu'ils pouvaient leur procurer, représentait un secteur quelque peu délaissé de la part des constructeurs industriels.

1. 4 Les quelques ingénieurs affectés à partir de 1950 au Département Commutation du CNET n'avaient guère eu de moyens à leur disposition. Faute de ceux-ci, ils en étaient donc réduits à philosopher sur les différentes fonctions que doit assurer un central téléphonique et à se mettre au courant des réalisations faites à l'étranger. Cette période de réflexion et de maturation des idées aura d'ailleurs par la suite une influence extrêmement féconde. Ils se plongeaient également dans l'étude des principes nouveaux pour la réalisation des logiques de circuits électriques, qui avaient été dégagés tant dans l'industrie des calculateurs que dans les services d'études étrangers de télécommunications. Cette époque est en effet celle où s'est bâti tout un corps de doctrine scientifique, qui était fondé sur les travaux de C. SHANNON et sur l'application des principes de l'algèbre de BOOLE et qui sera très largement mis à profit pour la technologie, de réalisations d'équipements de commutations ou de calculateurs1.

1. 5 A partir de 1954, sous l'autorité d'un dynamique directeur, P. MARZIN, le CNET obtient une large autonomie (2). La période 1958-1968, qui coïncide avec celle où le Département RME va commencer à déployer ses activités, correspond à une nouvelle et seconde phase de développement du CNET désormais plus orienté vers des études de recherche fondamentale. C'est pour lui une époque de forte expansion. Ses budgets de recherches sont fortement accrus, de même que ses effectifs : aux côtés des ingénieurs de l'Administration travaillent désormais des chercheurs sous régime contractuel, venus d'horizons scientifiques et techniques très éloignés de ceux dont s'occupait traditionnellement l'Administration.

    Une politique française de décentralisation hors de Paris d'organismes à attributions nationales amène l'émigration d'une partie de ses effectifs depuis le centre-mère d'Issy-les-Moulineaux jusque vers les vertes campagnes de la Bretagne, pour aller atterrir sur les rivages touristiques des côtes de la Manche, dans la petite ville de Lannion2, 3. Lannion jouera un rôle important dans les études de commutation électronique. Sous l'égide de CIT-Alcatel, une société, SLE (Société Lannionnaise d'Electronique), qui y sera créée à la fin des années 1960, viendra y assurer la mise en œuvre industrielle des conceptions des chercheurs du CNET. Elle constituera le germe à partir duquel naîtront dès 1970 les premiers centraux au monde à avoir été mis en service en réalisation à commutation temporelle (Système français E.10).

1.6 Pour finir ce bref exposé des structures sur lesquelles allait reposer en France la conduite des études en commutation, mentionnons également la création en 1958 d'un organisme intitulé SOCOTEL regroupant l'Administration et ses principaux fournisseurs de matériel de commutation. A l'instar de ce qui existait déjà pour le domaine de la transmission (SOTELEC), SOCOTEL avait pour mission de coordonner l'action des laboratoires d'études de ces industriels avec celle du CNET. Un pool de brevets était constitué entre partenaires de SOCOTEL. SOCOTEL sera également l'éditeur d'une revue "Commutation et Electronique" qui dans son domaine très spécialisé acquerra assez vite notoriété et large diffusion.

2. Une première phase d'études (1958-1964) : des recherches exploratoires et expérimentales.

2. 1 SOCOTEL avait procédé entre ses membres à une répartition des travaux de recherche : aux laboratoires du CNET, ceux concernant les centraux entièrement électroniques, aux services d'études des industriels, ceux concernant la mise au point de systèmes à commutation spatiale.

    Les laboratoires du CNET étaient ceux du Département RME dont nous mentionnions sous 1.1 la création en 1957. Ce Département RME représentait la confluence des compétences d'une part de "commutants" connaissant bien l'architecture des centraux, les structures de leurs réseaux de connexion et les logiques nécessaires à leurs organes de commande et d'autre part de "transmetteurs", experts de la technologie électronique. Ce sera sous l'autorité de l'un de ces derniers, Louis-Joseph LIBOIS, venu d'un Département Transmission où il avait dirigé des études sur les multiplex numériques et au sein duquel il s'était distingué par de brillants travaux sur la modulation Delta, que sera placé le nouveau Département RME.

2. 2 Les premières études du Département RME avaient été consacrées à une recherche préliminaire et d'exploration pour ce qui concernait :

  - l'architecture de centraux électroniques ;

  - leurs unités de base, soit donc : leurs mémoires, les circuits logiques,les types de matrices de connexion devant servir au réseau interne de connexion (3).

    Deux prototypes de commutation entièrement électronique furent à cette fin réalisés au CNET. Ils reçurent tous deux des noms de philosophes grecs : ARISTOTE pour le premier, SOCRATE pour le deuxième. Ces noms étaient en réalité des acronymes formés des initiales des mots d'une dénomination très compliquée, qui était en principe destinée à indiquer ce que chacun de ces prototypes devait être. En fait la longue séquence des mots de la dénomination officielle - aussi vite oubliée que forgée - était essentiellement le fruit d'un divertissement intellectuel né d'esprits astucieux, pétris d'inspirations philosophiques. (Le E final du nom des deux philosophes était, comme de bien entendu, l'initiale du mot Electronique...)

2. 3 ARISTOTE (4) était un modèle devant servir à la réalisation d'un système à grande capacité, organisé autour d'un calculateur central et de calculateurs périphériques secondaires. Suivant une voie de recherche alors activement poursuivie dans divers laboratoires d'études (en particulier par Philips et L. M. Ericsson), son réseau de connexion était constitué de matrices d'éléments transistor PN-PN, ce qui permettait de qualifier ARISTOTE de "système purement électronique". Son calculateur central, dénommé RAMSES, était une réalisation originale du CNET et faisait suite à une première version dénommée ANTINEA (1960), qui n'avait été en fait qu'une maquette destinée à servir de galop d'essai pour de premières expérimentations de programmation (le programme d'ANTINEA était des plus limités : 2 500 instructions seulement).

    Réalisé en 1963 et mis en service successivement au CNET d'Issy-les-Moulineaux, puis à celui de Lannion où il y assurait le service téléphonique interne, ARISTOTE permit de se rendre compte des limitations technologiques que présentait l'emploi de points de connexion électroniques. Il offrit également l'occasion de procéder à de premiers essais de signalisation par voie commune (canal sémaphore), un principe de signalisation tout à fait inédit et qui commençait alors à se faire jour avant que d'être un peu plus tard adopté par le CCITT pour son Système de signalisation N° 6 et par l'ATT pour son système CCIS. Une description d'ARISTOTE est donnée dans (5).

2. 4 Le projet SOCRATE mené en étroite coopération avec les industriels français de la commutation comportait un réseau de connexion à base d'éléments crossbars, qui dérivé directement de celui du système crossbar français CP 400, était d'un type des plus classique. La sélection d'un trajet de conversation dans le réseau de connexion s'opérait sous le contrôle de "multi-enregistreurs" testant l'état de disponibilité des éléments crossbars par l'intermédiaire de fils de marquage. Ces multi-enregistreurs disposaient de mémoires (permanente et temporaire) à tores de ferrite. Des mémoires à tambour magnétique étaient également utilisées comme mémoires auxiliaires.

    Les efforts de conception du projet SOCRATE avaient surtout porté sur la réalisation de son système de commande pour lequel fut utilisée une méthode inédite (due à Pierre LUCAS), celle dite de "partage de charge" entre les processeurs dupliqués destinés à assurer la sécurité de fonctionnement ininterrompu du central. Mis en service à Lannion au début de 1965, le central expérimental SOCRATE y fut maintenu en exploitation pendant plusieurs années.

2. 5 Les principales conclusions dégagées par le CNET de l'expérience acquise avec ARISTOTE et SOCRATE furent :

  - pour le réseau de connexion, d'abandonner la filière des points de connexion électroniques et de se rallier à une réalisation comportant des étages successifs constitués de matrices de relais à tige sous tube scellé ;

  - pour les processeurs constituant l'organe de commande, d'adopter un fonctionnement des organes de commande suivant le principe de partage de charge ;

    - de faire assurer par le processeur central le traitement de l'ensemble des fonctions d'enregistrement, de traduction et de taxation.

3. Une deuxième phase d'études (1964-1970) aboutissant à la définition de systèmes industriels

3. 1 A partir de 1964-1965 s'ouvrit une nouvelle phase d'études du CNET correspondant à la réalisation de deux nouveaux centraux prototypes, eux aussi toujours affublés de noms de Grecs célèbres. Ce seront PLATON et PERICLES, qui venaient prendre comme suit la relève des deux prototypes précédents : PERICLES pour la commutation semi-électronique ou spatiale et PLATON pour une commutation entièrement électronique. Le projet PERICLES était élaboré par les différents industriels appartenant à SOCOTEL tandis que le projet PLATON relevait entièrement de la responsabilité du CNET.

3.2 Le projet PERICLES (7, 8) conduisit à la réalisation d'un premier central (Clamart), mis en service dans la banlieue parisienne en 1970 avec 800 abonnés, puis à peu près à la même époque d'une autre installation au central "Michelet" de Paris ainsi qu'à une mise en service en 1974 d'un central à Maisons-Laffitte, toujours dans la banlieue parisienne. En 1972, la société LMT mettait de son côté en service à l'Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle un central du type Métaconta, dont la réalisation tenait largement compte des études réalisées à propos de PERICLES.

    Le système dont PERICLES constituait le prototype était prévu pour une capacité importante (30 000 lignes). Trois options furent successivement envisagées pour le choix des relais à tige destinés à être utilisés pour la réalisation de son réseau de connexion, ceci en s'alignant, pour des raisons de volume d'équipements et d'économie de puissance dissipée, sur les progrès alors réalisés aux Etats-Unis quant à la conception de ces relais à tige. Ce furent :

  - initialement des relais à maintien électrique ;

  - puis des relais à maintien magnétique ;

  - et enfin des relais Remreeds (à rémanence magnétique).

3. 3 La conception du système PERICLES était, on le voit, d'un genre classique et tout à fait conforme aux conceptions alors considérées comme les plus appropriées pour la réalisation de centraux à commutation spatiale.

    Il en était tout autrement pour ce qui concerne la conception par le CNET du système PLATON, sous la direction de L.-J. LIBOIS. Celui-ci était un partisan très convaincu des principes de la commutation temporelle et des mérites que devait avoir à long terme ce type de commutation. Spécialiste des systèmes MIC, il avait été pour eux le champion de l'adoption de normes européennes fondées sur un "groupement primaire" comportant 32 (32=2 exp. 5) voies et sur un codage par 8 bits d'un échantillon de parole. Il percevait en effet tous les avantages que présenterait un réseau numérique dans lequel les mêmes normes de systèmes MIC serviraient aussi bien pour la transmission que pour la commutation.

    Les principes fondamentaux de la commutation temporelle commençaient d'autre part à être bien connus. Certes, les applications qui en avaient été faites n'avaient guère jusque là recueilli de succès. ESSEX aux Etats-Unis n'avait été qu'une maquette d'études. En Angleterre, la réalisation en 1960 de Highgate Wood avait conduit le General Post Office à renoncer pour une période indéfinie à l'utilisation de la commutation temporelle. Il en avait été de même en Allemagne et au Japon. Les temps n'avaient jusqu'alors pas été mûrs pour déboucher sur des réalisations compétitives avec les systèmes en existence. Les progrès des composants électroniques, l'obtention de normes désormais bien définies pour les systèmes MIC permettaient cependant de faire un pas en avant dans cette technologie. C'est ce qui fut réalisé dans les laboratoires du CNET avec le système PLATON.

3. 4 Pour pouvoir déboucher sur une réalisation industrielle d'un système à commutation temporelle, l'orientation fixée pour PLATON consista à l'étudier comme un système de faible capacité et à adopter pour son architecture des principes aussi simples que possible et faisant intervenir, autant que faire se pouvait, un minimum d'équipements de types nouveaux.

    Dans cet esprit, l'architecture de PLATON dérivait de celle, très classique et presque universelle pour les systèmes crossbars, qui avait été adoptée en particulier pour le système français CP 400 (dont s'était également inspirée la conception du prototype SOCRATE) :

  - un étage (sélection/concentration) de ligne d'abonnés ;

  - un étage, celui appelé dans les systèmes crossbars "étage de sélection de groupe", et qui, pour PLATON, allait être celui réalisé en commutation temporelle ;

  - associés à la fois à l'étage de lignes d'abonnés et à l'étage de sélection de groupe des marqueurs commandés par des enregistreurs ("multi-enregistreurs").

    L'étage d'abonnés de PLATON était formé au moyen d' "unités de raccordement d'abonnés (URA)" qui étaient de type électromécanique. Ces unités constituées d'éléments crossbars assuraient une concentration du trafic et accédaient à des dispositifs codecs (aux normes alors bien définies, même si ce n'était que depuis peu de temps) assurant la conversion analogique/digitale et débouchant sur des multiplex MIC de 32 voies (2 048 kbit/s).

    Le coeur de PLATON était l'étage de commutation temporelle opérant le brassage des voies de conversation lui parvenant sous la forme de multiplex MIC à 32 voies. Equivalant à une "unité de sélection de groupe", cet étage était du type conventionnellement désigné (mais plus tard) en commutation temporelle sous la seule initiale T. (Un étage T inscrit dans une mémoire tampon d'entrée les 8 bits d'une voie du multiplex MIC entrant et opère, sous le contrôle du processeur, l'aiguillage de ces 8 bits dans une mémoire-tampon de sortie où lecture en est faite au cours de l'intervalle de temps qui correspond pour le multiplex MIC sortant, à la voie demandée.) La mémoire du processeur de commande fournissait de façon cyclique les adresses des mémoires tampon qui devaient être lues. Elle servait également à procurer à chaque instant l'état de situation du réseau de connexion.

    Le système de commande de PLATON était quelque peu différent de celui, alors conventionnel, en lequel toutes les instructions par programme enregistré provenaient d'un processeur unique (bien que dupliqué pour raisons de sécurité). PLATON comportait en fait deux niveaux de commande :

  - le premier niveau correspondait aux tâches à effectuer en temps réel, c'est-à-dire essentiellement aux tâches directement associées à l'établissement des appels et aux opérations de déconnexion en fin de conversation, et

  - le deuxième niveau correspondait à des tâches dont les exigences de réalisation en temps réel étaient moins contraignantes mais qui exigeaient une programmation plus complexe : supervision du central, dispositifs de "défense" opérant le diagnostic des incidents et la localisation des dérangements, interface homme/machine, etc.

    Les commandes du premier niveau étaient assurées par les multi-enregistreurs qui étaient en fait des micro-calculateurs programmés. La structure des multi-enregistreurs était relativement simple en raison de la nature répétitive des opérations qu'ils avaient à effectuer et du nombre réduit d'instructions qu'ils devaient donner. Les multi-enregistreurs utilisaient une logique constituée de composants en circuits intégrés. Ces circuits intégrés étaient ceux appartenant à la génération MSI (Medium Scale Integration), qui venaient juste de faire alors leur apparition et comportaient en particulier des composants fournissant des mémoires temporaires de 64 et 256 bits. Associés aux multi-enregistreurs, des marqueurs (dont la logique était de même réalisation) assuraient le transfert de l'information entre multi-enregistreurs et réseau de connexion de chacun des deux étages : celui d'abonnés et celui de sélection de groupe.

    D'après cette brève description, les principes de conception de PLATON peuvent, aux yeux des experts, apparaître comme une préfiguration de deux tendances majeures qui, dès la fin de la décennie 1970, vont prendre de plus en plus d'importance : la décentralisation des organes de commande et l'emploi à cette fin de micro-calculateurs. (On notera que le début des années 1970, où PLATON était en cours de réalisation, correspond à une époque où les microprocesseurs commençaient à peine à faire leur apparition et où le nom même de microprocesseur était encore inconnu.)

3. 5 La réalisation de PLATON par les soins des chercheurs du CNET et des techniciens de la société lannionnaise SLE fut menée avec rapidité. Un premier central était mis en service en janvier 1970 à Perros-Guirec au voisinage de Lannion, suivi six mois après de la mise en service d'un autre centre plus important, à la fois urbain et interurbain, à Lannion. Destinée à servir, en première mondiale, à une expérience de réalisation d'un réseau numérique intégré (comportant à la fois circuits à transmission numérique et centraux à commutation temporelle), ce fut ensuite l'implantation de tout un réseau desservant la zone de Lannion qui fut achevée au milieu de 1972. Le système reçut alors de l'Administration française une dénomination officielle,
celle de E 104.

    E 10 (9) était prévu pour comporter une large gamme d'utilisations : desserte de zones à faible densité téléphonique, réalisation de centraux de villes d'importance moyenne (Poitiers, 1974, avec 15 000 abonnés), et réalisation de centres de transit. La conception temporelle du système E 10, comme ne manquèrent pas de signaler ceux qui s'en faisaient les promoteurs, était en effet particulièrement bien adaptée pour opérer une commutation en transit de circuits (circuits de jonction ou circuits interurbains). Grâce au début de la prolifération des systèmes MIC, un nombre de plus en plus grand de ces circuits étaient des circuits numériques pour lesquels est superflue la conversion analogique-numérique qu'exigeait la commutation de lignes d'abonnés. Un autre avantage, particulièrement intéressant pour un centre de transit, qu'offrait la commutation temporelle était celui résultant du fait, qui commençait à être dûment reconnu, que le principe de celle-ci, du moins en une réalisation sous forme d'étage T, exclut toute possibilité de blocage dans le réseau de connexion.

    Nous nous en tiendrons là en ce qui concerne l'historique du système E 10, fils de PLATON. En fait, bien que né en 1970 et faisant partie du peloton des systèmes étudiés entre 1960 et 1974, objet de cette section, ce système doit à juste titre être rangé dans ce que nous désignons comme "la deuxième génération des systèmes SPC", celle des systèmes à commutation temporelle par opposition à celle de ceux à commutation spatiale5.

3. 6 En parallèle avec les études décrites jusqu'ici, LMT et CGCT, filiales françaises du Groupe ITT, avaient de leur côté mené activement des travaux destinés à la réalisation de ce qu'elles voulaient voir devenir "le système ITT" à commande par programme enregistré. Ces travaux, menés en coopération avec d'autres sociétés du même groupe, par exemple à Anvers (BTM) ou à Madrid (le centre d'études ITT pour l'ingénierie du trafic), s'étaient inspirés, entre autres apports, des enseignements dégagés lors des études du projet PERICLES mentionné ci-dessus. Bien plus que partenaires actifs en ce projet, LMT et CGCT avaient été en fait les chefs de file pour PERICLES.

     Les travaux de LMT et CGCT conduisirent ainsi en 1972 l'Administration française à adopter, en plus du système E 10, un deuxième système, celui-ci du type à commutation spatiale, qui devait être destiné à l'équipement des grandes métropoles urbaines de France et particulièrement à servir au remplacement de leurs centraux de types anciens (notamment ROTARY). Ce système reçut de l'Administration une dénomination officielle qui était celle de E 11. Il correspondait à l'équipement de centraux locaux devant avoir une capacité de 10 000 à 30 000 lignes, équipement pour lequel E 10, trop jeune, était peu approprié. Une troisième dénomination officielle attribuée par l'Administration française, celle de E 12, fut réservée pour qualifier un système futur à très grande capacité destiné à desservir un nombre d'abonnés supérieur à 50 000 ou devant servir à la réalisation de très grands centres de transit (10).

    En dépit de l'intronisation que représentait pour lui l'attribution d'un nom officiel de baptême, E.11 eut une enfance et des débuts difficiles. Il y eut de la part de l'Administration beaucoup d'hésitations, de décisions prises dans un sens puis dans un autre, avant que n'apparaissent, bien des années plus tard, un nombre important de centraux sous cette dénomination.

    Les études ayant conduit au développement de ce qui était appelé E 11 par l'Administration française correspondaient à celles qui aboutirent avec pour lui un nom plus connu des experts en commutation, au système dit Metaconta6. Dans l'ardente compétition en laquelle allaient s'affronter, à partir du début des années 1970, les grands groupes internationaux de la commutation, le système Metaconta (6 ), prenant la relève du système PENTACONTA de même origine, sera celui qui va porter les couleurs du Groupe ITT7.

Bibliographie :

(1) L.J. Libois, Genèse et croissance des télécommunications, Masson, Paris, pp. 158-173.(retour)
(2) C. Bertho, Le CNET : un exemple significatif de recherche publique en France, l'Echo des Recherches, N° 115, 1er trimestre 1984(retour1)retour2)
(3) Grinsec Electronic Switching, North-Holland, Amsterdam, 1983, préface de l'édition anglaise, pp. XII-XV (livre antérieurement paru en fançais : La commutation électronique, Tome 1, Eyrolles, Paris, 1981)(retour)
(4) P. Lucas, A.J. Profit, J. Pouliquen, M. Rouzier, Aristote Electronic Telephone Exchange in Lannion, Paris ISS 1966 Proc. pp. 1105-1145(retour)
(5) P. Lucas, J. Duquesne, Autocommutateur semi-électronique à programme enregistré, Annales des télécommunications, 1963, N° 11-12, pp. 1-24(retour)
(6) P. Lucas, J. Duquesne, J. Pouliquen, J.P. Berger, Semi-electronic Switching System of Lannion (Project Socrate), Paris ISS 1966 Proc. pp. 116-127(retour)
(7) L.J. Libois, P. Lucas, J. Dondoux, J. Duquesne, Basic Principles of the Pericles System, Commutation et Electronique, oct. 1967, pp. 5-21(retour)
(8) M. Rouzier, J. Duquesne, J.M. Laprévote, J.P. Berger, Pericles Electronic Switching Project, IEE Conf. Sw. Technics for Telecom Networks, Apr. 1969 - (Pub. 52), pp. 393-396(retour)
(9) A. Pinet, The E10 Switching System, English version of Echo des Recherches, CNET, 1973, pp. 58-70(retour)
(10) F. Viard, B. Lefebvre, E 12 Telephone Switching System, Paris ISS 1979., pp. 311-318(retour)

Notes :

1 : Dans l'enseignement des télécommunications (un enseignement assuré en France de façon absolument exclusive par l'Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications (ENST)), tous ces principes nouveaux seront inculqués à une nouvelle génération d'ingénieurs par BLANCHARD, en se situant dans le prolongement des travaux aux Bell Laboratories de KEISTER, RITCHIE, WASHBURN et de ceux, plus anciens, de NAKASIMA et HANZAWA au Japon.

2 : Lannion était la ville dont dépendait Pleumeur-Bodou, première station terrienne en France, en service dès 1962. Comme par hasard, elle se trouvait aussi être la patrie natale du directeur du CNET, un breton, P. MARZIN. Aux Etats-Unis, l'essor de l'électronique en Californie et la naissance de Silicon Valley avaient eu comme germe initial le fait que W. SHOCKLEY était natif de Palo Alto. Mêmes motivations, mêmes effets. L'implantation du CNET (CNET-II) à Lannion aura entre autres effets celui de faire de la Bretagne du Nord une des régions les plus actives de France pour l'industrie d'équipements téléphoniques et pour l'électronique.

3 : La migration des centres d'études de télécommunications vers des environnements pastoraux et à l'écart des grandes villes est un phénomène caractéristique de l'époque. A titre uniquement d'exemples concernant spécifiquement la commutation : la création des centres de Holmdel dans le New Jersey et d'Indian Hills près de Chicago par les Bell Laboratories.

4 : Une autre appellation, dérivée de la prononciation française de E 10, fut également utilisée pendant quelques années par la société CIT-Alcatel pour commercialiser le système dont elle avait reçu la charge d'assurer la fabrication. Ce fut l'appellation CITEDIS dont les trois premières lettres étaient celles du sigle de cette société. (C'est sous cette dénomination que figure l'exposé de P. FRITZ décrivant le système dans le recueil (3) de l'IEEE.)

5 : Le système E 10 prit alors son expansion : 50 centraux en service en 1977, 450 en 1980. Une deuxième version dénommée E 10B fut introduite à partir de 1979 (première mise en service au Mexique, Tiahuac) ; adoptée par de nombreux pays, il donna lieu à des accords de licence de fabrication dans six pays hors de France, en Irlande, en Finlande, en Afrique du Sud, en Syrie, et plus récemment encore en Inde.

6 : Les différentes versions de ce système ont porté dans le Groupe ITT des numéros d'ordre 10 L et 11 R.

7 : La description de son développement est traitée par ailleurs dans le livre au chapitre V-9 consacré aux réalisations du Groupe ITT.

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Entretien avec André Pinet du 17 mai 1999
sur la commutation electronique

    Jacques Vincent-Carrefour : Dans ce premier entretien, je te propose que, très pragmatiquement, tu me donnes les grandes lignes de ta carrière aux Télécommunications et m'indiques quel a été ton rôle dans la grande aventure de la commutation électronique : ce que tu as vu, ce que tu as fais. J'espère revenir te voir pour appronfondir les points les plus marquants.
    André Pinet : J'ai d'abord été un transmetteur. J'ai ainsi développé pendant la guerre des équipements 6 voies pour que les français disposent de quelques circuits téléphoniques, les allemands ayant réquisitionné les circuits existants. Ensuite, j'ai travaillé avec Louis-Joseph Libois sur différents types de modulations d'impulsions. Quelques années après, Libois était chargé de la commutation électronique : c'est la création du département RME au sein duquel des groupements ont très vite été mis en place. J'étais le responsable de l'un d'eux, comme Dayonnet, Lucas ou Dondoux. Au début, je me suis intéressé aux circuits logiques à semi-conducteurs, puis, avec Mme Lilamand, j'ai dirigé le projet Antinéa - c'était le premier calculateur électronique transistorisé français ; nous avions pour cela l'aide de Gloess, longtemps conseiller scientifique au CNET.

    Je suis ensuite parti pour Lannion où j'ai lancé les études de commutation électronique temporelle - j'en avais déjà un peu fait à Paris où j'avais pris les premiers brevets (il s'agissait de brevets technologiques périmés par l'arrivée en force des semi-conducteurs) et rencontré ceux qui travaillaient sur les mêmes sujets dans l'industrie, à LCT1 en particulier. A Lannion, les premières activités ont permis de définir la structure de E10, notamment d'introduire le CTI2 - nous étions en 1963. Contrairement à ce qui s'était fait jusqu'alors, en particulier pour le spatial où le même calculateur assurait toutes les fonctions, nous avons choisi une architecture très décentralisée où les fonctions (traduction du numéro demandé, taxation, etc.) sont réparties dans des organes différents. Cette architecture était largement inspirée de celle des centraux électromécaniques ; c'est je pense ce qui nous a permis de réussir car la maîtrise des gros calculateurs, indispensable à des architectures plus centralisées, a demandé plus de temps que prévu. C'était aussi une solution économiquement valable puisqu'elle demeure encore maintenant. Dès 1965, était édité un premier projet sous forme d'une note interne du CNET3, avec tous les schémas de Platon ; la plupart d'entre eux sont encore valables aujourd'hui.

    Une équipe importante a très rapidement été mise en place : le taux de croissance atteignait à une époque vingt personnes par semaines ! De 50 au début, nous étions plus de 200 au moment des grandes mises en service. Le document dont je viens de parler a été distribué aux chefs de groupement et chacun en développait une partie. L'étude a alors très vite progressé. Nous avons rattrapé la commutation spatiale. Puis ça a été la mise en service du prototype fabriqué par le CNET à Perros-Guirec. Mais déjà la SLE était dans le coup, avec des hommes comme François Tallégas et Jean-Baptiste Jacob, anciens du CNET ; c'est elle qui a fabriqué le central de Lannion.

    C'était la SLE qui était chargée de la fabrication, le CNET s'occupant de la mise en service et de la réparation des avaries, tâches confiées à l'équipe de Jean-Noël Méreur. Plus précisément, les premières fabrications ont été faites au CNET. La SLE a d'abord repris cette fabrication avec les mêmes moyens ; puis la technologie a changé et c'est la SLE qui réalisait seule. La nouvelle génération a été étudiée à la SLE. Le CNET a continué à faire des études portant sur des modifications du système (par exemple le changement des mémoires) ; ceci a duré pas mal de temps. Le CNET s'est aussi occupé du développement des logiciels pendant un bon moment (fonctions d'exploitation et du CTI), la SLE étant surtout chargée des études de technologie et de la fabrication. Dans une deuxième phase (dans les années 75 - 77), SLE a repris aussi les logiciels.

    Au début, nous ne disposions pas d'une technologie adaptée au problème. Par exemple, les mémoires des centraux de Perros-Guirec, Lannion, Poitiers, utilisaient des lignes à retard ; c'était la 1ère génération.

    JVC : 1975, c'était l'année de l'appel d'offre pour la commutation spatiale. Quelle a été son influence ?
    AP : Les gens étaient persuadés que la commutation temporelle viendrait plus tard : soutenu par les équipes de Lannion, je pensais le contraire : nous en avons persuadé beaucoup, y compris des étrangers ; nous avions de très nombreux visiteurs - je n'ai pas eu le prix Armstrong pour rien. La commutation temporelle française avait dix ans d'avance sur tous les pays étrangers. Les services d'exploitation de la DGT, surtout Roger Légaré à Rennes, croyaient aussi au temporel et ont commencé à passer des commandes sérieuses. Gérard Théry et Pierre Souviron n'y étaient pas hostiles mais ne la voyait que dans dix ans (comme le pensaient aussi les ingénieurs du CNET à Paris) - et c'étaient eux qui commandaient.

    On a alors inventé E1 pour faire croire que spatial et temporel étaient un seul et même système. J'ai du me faire violence pour le présenter au colloque de Tokyo. Mais j'étais aussi à Atlanta où la commutation temporelle a été mondialement reconnue comme la bonne solution. J'avais présenté le temporel à tous les colloques précédents mais j'étais bien le seul. Les Américains sont passé au temporel en 1981.

    J'ai quitté le CNET en 1981 au moment de la mise en service de Brest. Après plus rien n'a été fait au CNET sur le temporel.

    JVC : Quelles ont été tes relations avec Thomson ?
    AP : Thomson ne pouvait pas tenir bien longtemps : leur niveau industriel était insuffisant. Pour te dire, un de leurs ingénieurs était venu à Lannion pour m'apprendre la commutation électronique.

    Par la suite, Alcatel a eu des succès : E10 était le seul système temporel existant dans le monde et ils en ont vendu un peu partout. Lannion les a beaucoup aidés pour cela : personnellement, je suis allé vendre E10 en Russie. C'est Bernard de Gaulle, le responsable de l'international à la SLE qui organisait les réunions et demandait le soutien du CNET. Malte a été l'un des premiers succès, mais ce n'était pas une grosse affaire. On a reçu comme ça pas mal d'étrangers. Les Polonais ont envoyé au moins une cinquantaine de personnes au CNET pour apprendre le E10. Les plus intéressés, c'étaient les américains qui nous ont envoyé de très nombreux visiteurs.

    JVC : Quelles étaient les relations ente Lannion et Paris ?
    AP : J'étais aux Etats-Unis lorsque Libois m'a téléphoné, me disant : je vais à Lannion, voulez-vous venir avec moi ? C'est comme ça que ça s'est décidé. Libois est resté le patron de la commutation electronique et dirigeait à ce titre les équipes de Paris (RME, dont Jacques Dondoux avait pris la tête) et de Lannion. La liaison était donc très étroite, avec de fréquentes réunions. Lorsque la visioconférence est arrivée, il y avait une réunion hebdomadaire. Plus tard, après que Abraham ait remplacé Jacques Dondoux à RME, c'est moi qui pilotais les deux équipes. On a fait des publications ensemble. Nous avions alors des séances hebdomadaires de visioconférence à quatre, Abraham et Rozmaryn à Paris, Méreur et moi à Lannion.

    A l'époque, en commutation spatiale, Paris se contentait de superviser l'industrie ; il travaillait essentiellement sur le développement des logiciels et de l'automatisation de l'exploitation, ce qui a conduit à la rédaction des NEF4. Lannion a également participé à ces activités. C'était à la fin des années 70. Je suis parti en 81, Abraham aussi. Lucas, lui, n'est pas resté dans cette structure : il s'est occupé de la signalisation par canal sémaphore, surtout au niveau international. Avec Duquesne, il était à côté de RME et s'intéressait à l'exploitation mais plus aux systèmes, en liaison avec les exploitants. Il faisait aussi de la normalisation internationale.

    JVC : Quel a été le rôle de SOCOTEL ?
    AP : SOCOTEL a permis de réunir les cinq constructeurs français autour d'une même table. Elle s'est surtout consacrée à la commutation spatiale et à la technologie (par exemple les relais à tiges) - il n'y avait pas de semi-conducteurs. Elle n'a pas travaillé beaucoup sur le temporel mais l'a soutenu - Lesaget a été un élément important pour faire développer le temporel par ALCATEL. En fait, je ne me rends pas bien compte du rôle de SOCOTEL. Finalement c'est ALCATEL qui a pris le pas et tout le monde a disparu : SOCOTEL n'existait plus lorsque Gérard Théry est arrivé.

    JVC : Peux-tu me parler de l'AT200 ?
    AP : J'ai commencé les études du temporel à Paris : Jacob était avec moi. C'est là que nous avons commencé à réfléchir à l'AT200. Puis je suis parti aux Etats-Unis et lui à Lannion. L'AT200 n'a jamais été mis en service bien qu'il y ait eu une petite maquette. On n'avait pas la technologie pour faire du temporel du genre de celui-ci. Les semi-conducteurs sont arrivés à ce moment là, dans les années 62, et on a pu virer tout de suite sur un temporel plus sérieux.

    C'est à Paris que j'ai pris des brevets sur un réseau de connexion sans blocage5 : c'est l'arrivée des semiconducteurs qui l'a rendu réalisable. E10 n'a jamais été fait autrement, contrairement à tous les autres systèmes. Le réseau de connexion a toujours été à semi-conducteurs, y compris dans Perros-Guirec. C'était une particularité très importante : dans les autres systèmes la recherche d'un itinéraire était une opération compliquée.

    JVC : Proposer un réseau sans blocage était une véritable révolution !
    AP : Tout le monde savait que c'était impossible à réaliser pour un central de quelques milliers d'abonnés, on n'avait pas les semi-conducteurs qu'il fallait, mais moi j'ai toujours dit qu'ils allaient arriver suffisamment vite : ils sont effectivement arrivés au moment voulu.

    JVC : Ton séjour aux Etats-Unis a du t'aider ?
    AP : Aux Etats-Unis, on m'a fait travailler sur la commutation spatiale, ils avaient de gros centraux en projet . En temporel ils avaient fait un système qui aurait pu être développé mais ils l'ont abandonné. C'était une belle maquette mais ce n'était pas un réseau sans blocage, ce n'était pas une technologie très moderne. La direction des Bell Labs a choisi la commutation spatiale et a arrêté le temporel.

    J'ai vu là-bas surtout les affaires de calculateur, l'importance des études et développements nécessaires au spatial et le risque encouru. Quand je suis revenu j'ai eu de grandes discussions avec Dondoux qui était partisan de franciser le spatial : tout le monde voulait copier les Bell Labs. Je lui ai dit qu'il se trompait parce que le gros calculateur indispensable n'était pas près d'être disponible. Les Bell Labs ont effectivement eu des problèmes énormes. En séparant le CTI nous avons rendu l'affaire raisonnable. Maintenant on sait faire des gros calculateurs, des logiciels énormes, mais à l'époque on ne savait pas ; il a fallu des années pour apprendre.

    JVC : N'as-tu pas aussi participé à la normalisation, en particulier dans un groupe du CCITT ?
    AP : C'est un Américain qui présidait et les travaux portaient sur le spatial. J'y suis rentré pour introduire le temporel . J'ai été nommé vice-président assez rapidement, donc en relation étroite avec cet américain. C'était une commission uniquement transmission à l'origine qui s'occupait donc de la normalisation des systèmes de modulation MIC. La commutation a été un sujet apporté par la France, avec création d'une sous-commission, la Spécial D ; c'est Jousset qui y représentait la France à l'origine ; j'y suis rentré parce que je connaissais bien ce qu'il nous fallait comme norme pour le temporel ; comme j'avais été longtemps à la transmission, cela n'a pas posé de problème. Dès le début il y a eu conflit, car tous les systèmes de transmission étaient à base 12 et la transmission numérique avait suivi. Quand je suis arrivé, les Américains faisaient normaliser des MIC à 12 et 24 voies, ce qui n'était pas l'optimum du point de vue adressage : il fallait une base binaire. Je ne voulais donc pas des systèmes à 12 voies. Par ailleurs, il fallait dans chaque intervalle de temps un groupe de 8 impulsions pour coder la voix mais aussi pour transmettre de la signalisation ce qui ne se faisait pas en transmission ; en commutation on avait besoin d'une signalisation particulière à chaque voie. Il fallait donc faire changer au CCITT le nombre de voies et le nombre de bit par voie. Il fallait aussi changer la loi de codage6 ; on s'est trouvé en contradiction avec la loi de codage américaine. Les américains proposaient un système de compression analogique et non numérique ; l'analogique chez nous n'avait jamais cours. On a donc fait changer ces trois points. Pas complètement en réalité : les deux systèmes ont été normalisés.

    JVC : A quel moment tout cela se passait-il ?
    AP : Je crois que c'est en 1961 que j'ai du commencer à travailler pour la normalisation ; j'étais encore à Paris et ce devait être à la CEPT. Pour le CCITT, je me rappelle deux contributions faites en 1965 à la Com XV pour la question 33 sur les systèmes à modulation par codage d'impulsions - je les ai encore - ; l'une portait sur le réseau intégré et l'autre sur le système de signalisation correspondant. J'ai aussi une contribution faite en 1971 à la Spéciale D sur le canal sémaphore utilisé pour E1 ; sur ce sujet, on travaillait avec Paris, et c'est Pierre Lucas qui a pris la direction des opérations au CCITT.

    JVC : Tu venais de la transmission ; les grandes innovations en commutation ne viennent-ils pas surtout de la transmission ?
    AP : A Lannion, il y a effectivement eu un apport important de la transmission, mais il y a aussi eu un apport des commutants, en particulier leur connaissance des problèmes pratiques de la commutation et des fonctions nécessaires à l'exploitation : gestion du trafic par exemple. Cependant, les problèmes difficiles étaient au départ des problèmes de transmission, en particulier le traitement de la voix, le codage.

    L'idée de numériser la parole était assez répandu à l'époque aux Etats-Unis et en Angleterre ; Gloess avait travaillé là-dessus avec LCT je crois. L'idée de la modulation codée existait depuis très longtemps, mais elle n'était pas réalisable. Les Américains ont travaillé sur des systèmes de codage à tube ; c'étaient des expériences de laboratoire, sans possibilité de réalisation industrielle. Au CNET, j'ai toujours eu le souci de faire des choses réalisables ; on a fait de la modulation d'impulsions, mais pas codées : amplitude, durée puis position : dans cet ordre parce que ça nécessitait des tubes de plus en plus rapides. Ceci a conduit à des systèmes qu'on a effectivement mis en service : on a mis en exploitation réelle des systèmes aussi bien sur câble que sur faisceau hertzien. C'était avant 1960. Là aussi j'ai encore quelques documents, une note de 1948 sur un système de laboratoire à une voie en modulation de durée, une sur un 12 voies à modulation de position mis en service en 1955 au Pic du Midi qui a servi pendant plusieurs années à relier le laboratoire au reste du monde et un rapport de mesure RME de 1958 concernant un 12 voies à modulation d'impulsions en amplitude, utilisant des transistrons comme on disait à l'époque et essayé en exploitation sur liaison hertzienne.

    JVC : As-tu beaucoup d'archives ?
    AP : Oui beaucoup, dont pas mal de publications. J'ai des archives personnelles, sur ma carrière, mes relations personnelles avec les américains et autres, également sur l'époque où, à Lannion, j'étais avec Marzin à la mairie, ce qui m'a valu de m'occuper de l'aéro-club, de l'aérodrome. J'ai été président de la commission des finances autour de 1965. Il n'y avait pas de cahier de laboratoire ; tout a été publié d'une façon ou d'une autre. J'ai une collection complète de la revue Radome du CNET à Lannion.

    JVC : Pour toi, quels ont été les éléments clef de la commutation electronique.
    AP : Pour moi, il y en a deux. D'abord, la création du centre du CNET à Lannion. Avant cette création, la technologie n'était pas disponible ; Paris avait des idées et des cerveaux, mais c'était trop tôt. C'est un événement clef parce qu'il y a eu des moyens considérables et parce que la technologie est arrivée ; il y a eu conjonction des deux évènements. Lannion était relativement autonome ; la consigne de Marzin était : on travaille à Lannion pour l'avenir, donc liberté complète.

    Deuxième élément clef : la création d'ALCATEL à Lannion, à côté du CNET. Ils avaient la manne des marchés d'études à condition de faire du temporel et de le faire à Lannion. Ambroise Roux a toujours cru à la commutation temporelle et a toujours poussé ALCATEL dans cette voie. SOCOTEL était engagée dans des études énormes de commutation spatiale, mais Lesaget croyait au temporel, sans doute parce que son patron l'y avait encouragé. Ambroise Roux était très intime avec Marzin et Marzin a rapidement cru à la commutation temporelle.

    Il y avait aussi le besoin de sortir le réseau téléphonique français de son état épouvantable. Les crédits nécessaires ont été obtenus et l'électromécanique n'était pas la bonne solution ; il n'y avait pas de constructeur français, tous travaillaient sous licence américaine. On a vu assez rapidement, dés les années 60, que le niveau très élevé de commandes pouvait permettre de développer une industrie française de commutation électronique. Mais s'il n'y avait pas eu Lannion, je ne suis pas sûr qu'on aurait pu réussir. Le département RME s'était lancé dans la commutation spatiale, avec des calculateurs de plus en plus gros parce que c'est ce qui se faisait ailleurs ; c'était aussi l'idée des industriels. Ceci constituait un groupe très fort à SOCOTEL qui aurait continué dans cette direction. Lannion a donc été un phénomène extrêmement important.

Note 1 : Le Laboratoire Central des Télécommunications, centre de recherche du groupe ITT en France.
Note 2 : Dans le système E10, le Centre de traitement de l'information (CTI) est un calculateur qui assure les fonctions de gestion et d'exploitation et qui peut piloter plusieurs centre de commutation.
Note 3 : Note technique interne CTI/39 du 21 juillet 1965, Projet d'installation d'un ensemble de commutation temporelle intégré au réseau téléphonique général dans la zone de Lannion - Projet PLATON, 66 pages dont 23 schémas, par André Pinet (il dispose encore de ce document).
Note 4 : Normes d'Exploitation et de Fonctionnement, premier vrai cahier des charges des centraux électroniques français.
Note 5 : Un réseau de connexion est dit sans blocage lorsqu'il est toujours possible d'établir une nouvelle communication, quel que soit le nombre de communications déjà établies. La réalisation d'un tel réseau en Crossbar ou même en commutation électronique spatiale n'était pas envisageable en raison du volume et du coût qu'il aurait eu.
Note 6 : La loi de codage définit le mode de représentation numérique du signal de parole.

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Entretiens avec Roger Légaré : du crossbar au temporel

  Le texte qui suit a été élaboré à partir de deux entretiens entre Roger Légaré (RL), François Tallégas (FT) et Jacques Vincent-Carrefour (JVC) tenus les 6 octobre 1999 et 8 mars 2000. Ils portaient sur la carrière de Roger Légaré et son action dans le domaine du Crossbar à Paris et en commutation électronique, tant à Rennes qu'à Paris Extra-muros. Les principaux éléments en sont repris ici.

FT : Si nous sommes venus te voir, Roger, c'est parce que ton témoignage sur la commutation électronique temporelle est capital. Après être devenu un expert du crossbar et l'avoir géré à la DGT, tu as guidé les premiers pas du temporel en tant que Directeur régional à Rennes. Ensuite à Paris Extra-muros, tu as connu la phase de développement industriel. Tu as ainsi accompagné la commutation électronique temporelle depuis ses débuts ; comme utilisateur - exploitant tu as été en fait "l'accoucheur" du système E10. Tu as même connu l'aspect industriel en étant conseil à CIT de 1982 à 1985.

JVC : Avant d'aborder le vif du sujet, peux-tu évoquer ta carrière, un peu atypique dans les télécommunications ? Je crois que tu as commencé comme ingénieur des travaux. Peux-tu nous dire quelques mots là-dessus ?
RL : J'ai effectivement été huit ans ingénieur des travaux avant d'entrer à "Sup Télécom", et ceci durant les années 1946 à 1953. Le corps des ingénieurs des travaux a été créé vers 1931-32 et était peuplé de techniciens recrutés par concours ouvert aux techniciens de base responsables du fonctionnement des installations de toute nature (c'étaient alors les Vérificateurs des installations électromécaniques). Ces techniciens amélioraient leur culture générale et scientifique en suivant les cours de préparation au concours organisé sous l'autorité du directeur des cours professionnels et techniques, rue Barrault dans le 13ème arrondissement. Ce directeur, Monsieur Charles Suchet, dirigeait aussi l'Ecole nationale supérieure des télécommunications (ENST).

  Etant technicien de base (ce technicien était recruté par concours national à la sortie des établissements professionnels et techniques de l'Education nationale de l'époque) depuis 1939, de la spécialité commutation dans le réseau de Paris, affecté à la maintenance des autocommutateurs Rotary, j'ai suivi la filière que je viens d'évoquer et tenté le concours d'ingénieur des travaux avec succès au début de 1946. A cette date, j'ai été nommé ingénieur des travaux à la direction régionale d'Orléans.

  J'appartenais donc à un corps dont la renommée était déjà affirmée grâce à des membres éminents, comme Robert Keller et Georges Clavaud, spécialistes des transmissions sur câbles, et bien d'autres, spécialistes des transmissions radioélectriques qui s'affirmaient dans le secteur des liaisons "radio" pour l'écoulement du trafic international. Le "camp de base" de cette spécialité était la célèbre "rue Froidevaux" où siégeaient les hauts responsables.

JVC : Y avait-il une formation complémentaire après qu'on ait réussi au concours?
RL : Non, on était directement mis dans le bain. C'était en fait une structure qui rappelait celle en vigueur aux Ponts et chaussées où les ingénieurs des travaux avaient ensuite accès au corps des ingénieurs par un autre concours. C'était ce parcours, adopté aux Télécommunications qui se développaient à une vitesse de plus en plus grande, que j'ai donc suivi.

JVC : Quel genre de travail l'ingénieur des travaux effectuait-il ?
RL : Les ingénieurs des travaux, comme leur nom l'indique, s'occupaient des travaux ! J'ai débuté, je le répète, à Orléans au début de 1946. J'étais l'adjoint de l'ingénieur Henri Mongas. Je l'ai d'ailleurs retrouvé en 1980 : je lui ai succédé lorsqu'il est devenu Directeur des Bâtiments et Transports à la direction générale des Postes. A l'époque, la priorité était, on le comprend bien, la reconstruction du réseau détruit par la guerre et ceci sous ses aspects les plus variés. Mon rôle, selon H. Mongas, était entièrement contenu dans son propos : " Je m'occupe des projets avec le ministère, toi tu mets en musique. "

  A l'époque, l'équipement dont on disposait pour cela était constitué de centraux à exploitation manuelle, le multiple FM et le multiple extensible, car un seul, celui d'Orléans, était automatique, du type Strowger. Pour l'équipement des petites et moyennes communes, nous disposions de petits autocommutateurs spéciaux de la gamme du matériel dit "de l'automatique rural" adoptée au plan national au cours de l'époque 1933-34. Beaucoup de ces communes étaient encore équipées de petits commutateurs manuels appelés souvent "tableaux" dont l'exploitation n'était pas permanente, en particulier la nuit, et posait des problèmes aigus quant à la sécurité de la population. L'automatique rural était génial comme technique, parce qu'il résolvait le problème du service permanent ; tout abonné avec son poste à batterie locale ("à manivelle" disaient les plaisantins) appelait le centre manuel important du voisinage (on disait le groupement) où le regroupement du trafic justifiait la permanence d'un personnel d'exploitation, celui-ci ayant en plus la possibilité d'appeler ce même abonné en automatique grâce aux autocommutateurs ruraux implantés dans les communes desservies par le groupement. C'était en fait un service semi-automatique. L'automatique rural a été supplanté au début des années 60 par l'équipement Socotel, mais le remplacement était fait au fur et à mesure qu'on automatisait le groupement, on ne faisait pas d'effort autrement, ce qui fait que l'automatique rural n'a disparu que de nombreuses années après la guerre.

  De nos jours, cela parait banal, mais il a fallu, depuis la sortie de la guerre jusqu'à l'entrée des années 60, quinze années d'efforts soutenus pour aboutir à un système moderne. J'ai donc vécu la période sombre des années 1946 à 1954 comme ingénieur des travaux, au début à la région d'Orléans et ensuite au service commutation de la DGT où je fus chargé par l'ingénieur en chef André Jouty de m'occuper de la définition des caractéristiques des stations d'énergie des centres de commutation, ainsi que de travaux de normalisation des matériels R6 en attendant l'avènement des matériels Crossbar. J'ai encore des tas de souvenirs de ma période orléanaise. Avec mes collègues arrivés en renfort et les équipes de techniciens, on faisait au mieux sur le terrain pour résoudre les problèmes, sans parler du service télégraphique où l'aide ne pouvait venir que du Hugues, du Baudot et des premiers téléimprimeurs Creed ! Mes collègues ingénieurs des travaux transmissions n'étaient pas, eux non plus, très à l'aise.

  Ces ingénieurs des travaux, la haute administration a cherché pendant quelques années à leur bâtir une carrière où les avantages salariaux devaient être meilleurs que ceux accordés à leur corps. On était bloqué parce que le ministère des Finances disait : on ne peut pas les développer si on continue à les appeler ingénieurs des travaux, car cela fait référence à la structure des Ponts et Chaussées et on sait qu'ils ne vont pas plus loin dans les échelles indiciaires. Donc il faut qu'ils rentrent dans des cadres un peu mixtes, à caractère à la fois administratif et technique. C'est ainsi que vers les années 1952-53 on les a remplacés par ce qu'on a appelé les inspecteurs principaux adjoints. Cela leur ouvrait des débouchés vers des carrières techniques ou administratives beaucoup plus larges et rémunératrices. Il faut tout de même souligner que cette réforme a laissé une certaine amertume à l'ingénieur des travaux qui sentait très bien, sans exagérer l'importance de son rôle dans l'organisation des télécommunications, que pour être reconnu dans ce rôle, il fallait se noyer dans une collectivité sans caractère bien accusé, sinon on restait dans son "ghetto technique", avec comme conséquence d'être oublié dans les prochaines réformes. Ce qui fait que moi quand je suis rentré à Sup Télécoms, j'étais inspecteur principal adjoint. On m'avait dit : tu ne t'appelles plus ingénieur des travaux.

JVC : Et puis tu as passé le concours d'ingénieur des télécommunications ; pourquoi ?
RL : La question est difficile car on fait appel à des souvenirs des années 1945-1955, c'est à dire situés à plus de cinquante années de notre époque, celle de l'an 2000 ! Il faut que je revienne à cette époque sans trop me répéter.

  J'ai débuté dans les centraux parisiens en juin 1939 après avoir été formé aux cours professionnels (rue Barrault) de novembre 1938 à cette date. On m'initia, après les cours généraux, aux mystères de la commutation automatique téléphonique. C'était le règne des automatismes utilisant essentiellement les éléments fournis par l'électromécanique. Pour tout ce qui touche à l'électronique, on était en pleine utilisation des tubes électroniques, c'est à dire peu de chose par rapport à l'électromécanique pour nous commutants. En fait, les gros utilisateurs des tubes électroniques (on les appelait "lampes" et même plus souvent "loubardes" !) étaient nos collègues des transmissions. Ce monde des automatismes me fascinait et développait en moi le goût du savoir et de la recherche dans ce vaste domaine. En 1944, je tentais le concours d'instructeur en la matière pour assister les ingénieurs qui dispensaient leur savoir aux élèves des cours professionnels sous la houlette du grand directeur Charles Suchet que j'ai déjà évoqué. J'ai réussi le concours, avec mon camarade et ami Albert Delbouys dont la carrière fut ensuite remarquable. Je quittais donc les centres parisiens quelques semaines après août 1944 où fut libéré Paris ; j'ai bien des anecdotes sur la vie dangereuse que nous avons connue avec mes camarades de la profession avant cette date. Mais là n'est pas le sujet.

  C'est bien en entrant rue Barrault comme instructeur que tout a changé pour moi. Avec le recul, j'en suis de plus en plus sûr. D'abord, Charles Suchet me poussa à tenter le concours d'ingénieur des travaux. La réussite me conduit à Orléans puis à la DGT à la demande d'André Jouty dont j'étais l'adjoint de ses cours de commutation.

  L'ouverture au corps des ingénieurs par le passage à Sup Télécoms ça doit dater des années 52-53. A la DGT, mon activité m'avait fait connaître beaucoup de hauts membres du corps des ingénieurs, en particulier Marcel Jambenoire qui un jour me dit : "Tu ne vas pas rester là, tu n'es pas loin du niveau du concours d'entrée à Sup Télécom". En effet, je lui avais dit que sur la période noire 1942 - 1944, j'avais suivi les cours publics du Conservatoire des Arts et Métiers à Paris, j'avais les diplômes de Mathématiques générales et de Mécanique rationnelle. Pour lui, c'était une base de départ suffisante pour enchaîner la préparation au concours d'ingénieur qui venait de s'ouvrir au nouveau corps d'ingénieurs des travaux, celui des inspecteurs principaux adjoints. J'avais l'ancienneté requise (huit années d'ingénieur des travaux). L'administration a été chouette, elle m'a offert une année sabbatique, comme aux collègues dans la même situation ; on faisait les cours de taupes sous la conduite des Lapostolle, des Chavance, des Thurin et autres. On était payé, on n'avait plus de responsabilité dans le service. On allait à une annexe de la rue Barrault qui était au centre Réaumur, derrière le Sentier. Que de reconnaissance pour Marcel Jambenoire que je n'oublierais jamais, et pour notre bonne vieille administration pour l'aide qu'ils m'ont apportée. Je n'oublierai pas non plus André Jouty dont l'intelligence et le sens de l'observation m'ont été précieux.

  Au bout de deux tentatives, ce fut la réussite, j'entrais à Sup Télécom à l'automne 1954 et pour un an à l'école des Ponts et Chaussées (rue des Saints-Pères à Paris, pour avaler la connaissance générale de haut niveau) et ensuite pour deux ans à Sup Télécom (rue Barrault) où je retrouvais Charles Suchet, le Directeur ! En résumé, pourquoi ai-je passé le concours d'entrée à Sup Télécom ? Je pense que c'est une volonté qui s'est révélée et affirmée sur dix années d'activité intense dans le domaine d'avant-garde des télécommunications dont la fascination était irrésistible.

FT : Ta légende dit quelque chose d'un peu différent. J'avais compris que tu étais quelqu'un d'éminent dans le monde des Télécoms et tu as toujours été entouré d'une légende - et cette légende disait qu'il y avait deux voies pour devenir ingénieur des télécommunications : il y avait la voie du concours et la voie de l'examen. Tu aurais pu facilement devenir ingénieur, sans passer par la rue Barrault, compte tenu de ta position au sein des Télécoms, mais tu as refusé, parce qu'en tant que syndicaliste - c'est ce que j'ai entendu dire - tu t'étais battu pour ouvrir l'accès par concours. Et à la rue Barrault, tu en savais plus que la majorité des professeurs et tu les as plutôt embêtés !

RL : Vois-tu, François, je les ai plutôt aidés. Je sais bien que Charles Suchet, qui nous voyait individuellement, m'a dit, le jour de notre au revoir, à la fin des études : " Il était temps que vous partiez ! La grève avec vos collègues de Sup PTT, l'année dernière, vous n'étiez pas là-dessous ? " J'ai simplement répondu : " Ils sont venus nous voir, on ne pouvait pas les rejeter ; par solidarité, on leur a répondu qu'on les soutiendrait. On a eu de la chance, ils ont arrêté leur grève deux jours après. " Lui m'a dit alors : " Vous savez ce qui serait arrivé ? J'aurai été viré comme le directeur de Sup PTT. "

  Je raconte ce que j'ai vécu en évitant que ce soit le support d'une légende. En particulier, quand on s'intéresse à mon passé de syndicaliste, je ne peux pas oublier que mon père était militant CGT chez Renault. Le soir à la maison, j'entendais souvent les tirades sur " le père Renault, ce patron de combat " qui appelait mon père " Maurice " qui lui répondait invariablement : " Oui, Monsieur Renault ". Je savais cela par les copains de travail de mon père ; c'est à cette époque que j'ai vécu les événements de 1936 où sévissait le Front populaire et ses grèves à répétition.

  Vivre le combat de la classe ouvrière pour son devenir m'a imprégné et a avivé mon côté "gaucho". Souvent, quand une situation me choquait, je le disais dans le langage du terrain, c'est peut-être ce type de comportement qui a affirmé une certaine réputation auprès de mes camarades de travail et démarré une certaine légende. Quand j'ai commencé à exercer comme ingénieur des travaux, les anciens de la corporation ont créé une association de défense légitime, disaient-ils, des intérêts et de l'avenir de cette corporation dans l'accès aux grandes responsabilités de la maison Télécommunication. Je fus sollicité pour tenir le rôle de secrétaire et c'est peut-être à cette époque (1948 - 1952) que la légende de Légaré a grandi. En effet, cette Association, celle des ingénieurs et celle des techniciens se regroupèrent au sein d'un comité dit de coordination, dont l'action, surtout en faveur de l'émancipation de l'administration des télécommunications à l'intérieur de celle des PTT, créa de profonds remous dans les milieux administratifs de la Fonction publique, du ministère des finances et aussi dans les milieux politiques. C'est à mon avis dans les combats qui sévissaient que ma réputation a grandi, pas toujours de manière élogieuse ; en effet, avec mes camarades, nous étions classés comme révolutionnaires ; j'avoue que souvent cela ne me déplaisait pas, d'ailleurs ; je pensais à mon père dans ses combats de syndicaliste.

FT : Ta légende est donc quand même vraie.

RL : Disons qu'elle n'est pas en contradiction avec ce que je rapporte. Je souhaite en terminer avec tout cela en précisant que le choix pour devenir ingénieur se posait à moi selon deux voies : l'examen ou le concours. J'ai choisi le concours car une telle décision me mettait à l'abri des critiques que mon passé de militant n'aurait pas manqué de soulever. Cela a aussi permis de ne pas ternir la légende et entacher ma carrière de futur ingénieur.

JVC : Tout ça nous éloigne un peu de la commutation électronique ; mais il était bon de connaître ton parcours professionnel et surtout l'expérience que tu avais acquise dans la commutation et les problèmes industriels qui s'y rattachaient lorsque tu as été nommé ingénieur à la DGT dans le service chargé de la commutation.

RL : Au début des années 50 (j'étais alors ingénieur des travaux), on m'avait demandé de venir à la Direction générale à côté des Chauvet et autres, et là je me suis occupé des installations d'énergie et de la normalisation du R6. Ce poste que m'avait confié M. Raymond Croze, le DGT, m'a ouvert l'accès aux hautes autorités industrielles du secteur commutation. J'ai donc beaucoup travaillé avec les équipes de CGCT et de CIT. A l'époque c'était ITT qui régnait en maître sur les volumes de commandes. Devant LMT et CGCT on sentait qu'il ne fallait pas trop pousser, parce que quand ça chauffait, Sosthene Behn qui dirigeait ITT se déplaçait, agissait au niveau politique supérieur et le Directeur général recevait des consignes. Les anciens m'avaient raconté beaucoup de choses sur l'emprise d'ITT sur le domaine des télécommunications. Et puis on a senti un changement quand je suis revenu de l'ENST en 1958. C'était l'époque du Crossbar et Fernand Gohorel était le patron de la CGCT, un gatzart, le prédécesseur de Marc Lauvergeon. Par Marc je savais beaucoup de chose ; je lui disais : " Marc, ne peut-on pas faire telle chose ? " " Moi disait-il, je peux, mais il me faut l'accord de Bruxelles. " L'état-major ITT était groupé à Bruxelles et ses ordres étaient respectés. Le patron en était un nommé Geneen. C'est lui qui a commencé à changer les objectifs de ITT. Il disait - ça m'a été rapporté par Lauvergeon - : "Ecoutez messieurs, notre règne sur le secteur téléphonique ne durera pas toujours ; il serait temps qu'on se diversifie "... On a alors très nettement senti qu'il n'attachait plus le même intérêt à la commutation. Avec le désir politique de relâcher la pression américaine côté français et cette nouvelle orientation d'ITT, on respirait mieux, on avait de moins en moins de problèmes. Tout cela a évolué et a eu son épilogue quand Georges Pébereau a pu acheter ITT. La mainmise d'ITT sur le téléphone français était féroce dans la période 46 - 54. Mais je pense que leur diversification les a perdus.

FT : Avec l'électronique, le management était devenu vraiment compliqué, chaque société voulait son autonomie. En France, les Américains n'arrivaient plus à gérer les divergences d'intérêt entre CGCT et LMT.

RL : Ces problèmes industriels, je les ai bien vus lorsque je suis revenu à la DGT en 1958. Raymond Croze, le Directeur général, m'avait demandé de m'occuper du placement des matériels sur les Régions. Dans le volume de commandes annuelles, ITT ramassait, entre le R6, le Rotary et les premiers crossbars, 55% du volume des commandes. On a reçu des ordres de très haut pour que ces 55% de commandes rentrent peu à peu dans le groupe français - on tolérait Ericsson dans le groupe français. Le Directeur général m'a dit : " Tu n'as pas besoin de savoir d'où çà vient. " Moi je pensais bien que cela venait du Premier ministre lui-même, Michel Debré à l'époque : il y avait une volonté politique dans ce sens. Les commandes crossbars ont été orientées en fonction de cet objectif. Et tous les ans on me demandait où j'en étais dans le rapport des volumes de commandes entre le groupe américains et les autres. Il y avait ainsi un objectif pour l'industrie qui était assez sérieux, c'était disons de prendre un peu le pouvoir et puis surtout de commencer à préparer l'exportation, parce qu'on a dit : si on gagne, on gagne aussi sur le plan international. Marzin l'avait déjà bien vu ; c'était un grand patron. Et l'industrie travaillait sur cet objectif avec Ambroise Roux. Moi j'aimais bien çà, parce que c'était clair.

JVC : Plus précisément, quel était ton travail à ce moment-là à la DGT ?

RL : Pour le définir simplement, il faut que je rappelle ce que m'a dit Raymond Croze lorsque je suis revenu à la DGT comme ingénieur du corps en 1958 : " Je te fais venir avec moi parce que tu as déjà une expérience solide en commutation, aussi bien dans la conception que l'application ; tu as vu travailler les techniciens dans les centres. Tu vas aider l'équipe d'André Jouty qui, avec Antoine Chovet, a la responsabilité de mettre en œuvre le remplacement des systèmes rotatifs par les systèmes Crossbar ; tu vois avec eux. "

  Alors, j'ai vu. J'ai été présenté à Fernand Gohorel, directeur de la CGCT, et Marc Lauvergeon, son adjoint, pour qu'ils m'aident à faire un stage de formation parmi les équipes créatives du Crossbar Pentaconta sur environ six mois. J'ai aussi été présenté à Yannick Guiberteau, chargé chez Ericsson France de l'ensemble des ingénieurs et techniciens créateurs du Crossbar CP400 ; le stage effectué chez eux m'a beaucoup aidé. Le Pentaconta était surtout destiné aux réseaux de Paris et Marseille et le CP400 aux réseaux des autres grandes villes de province. Ma première année d'activité a ainsi été consacrée à la connaissance des systèmes. Pour devenir spécialiste, il faut commencer par là.

  Et puis on m'a chargé d'une sous-commission de Socotel. Comme me l'a dit M. Croze, mon rôle n'était pas d'y faire de la technique, mais d'essayer d'orienter les ingénieurs du CNET, d'aider les industriels à démêler les demandes de principes d'exploitation que les exploitants veulent obtenir de ces systèmes, en un mot d'assurer une cohérence globale. " J'ai en effet nettement l'impression, m'a-t-il ajouté, que, comme dans les transmissions, s'il n'y a pas un organisme régulateur, les techniciens trouveront que ce n'est jamais fini alors que les industriels voudront fabriquer trop tôt. Il faut qu'à un moment donné une évolution technique s'arrête : on passe à une phase de développement et après on continue pour l'amélioration. " A l'époque, ces mots là ça n'avait pas beaucoup de sens pour moi. Le CNET était chargé de l'aspect technique de l'affaire - c'était l'équipe de Gaston Letellier et Albert de Villelongue. Je me suis donc trouvé face à la Socotel.

JVC : Voila deux fois que tu parles de Socotel. Mais n'a-t-elle pas été créée en 1959 ?

RL : La Socotel était en voie de formation quand je suis arrivé en 1958. Le Directeur général m'avait prévenu : " On va essayer de faire quelque chose avec Pierre Marzin et les industriels de la commutation pour créer un organisme qui aura les mêmes visées que la Sotelec. Tu vas suivre ça et tu seras tenu au courant par les collègues du CNET. Et puis le moment venu, quand Socotel sera créée officiellement - ça a du demander de l'ordre d'un an - je te proposerai comme représentant de la DGT au plan commutation. " On avait créé des sous-commissions : je m'occupais de la cinquième. La troisième traitait d'électronique, et c'est Jacques Dondoux qui s'en occupait - étant entendu que le grand chef qui à l'époque s'occupait de tout ça dans le département RME, c'était Louis-Joseph Libois. Ce qui fait qu'un an après mon arrivée, je me suis présenté à M. Docquiert, le patron de Socotel - en fait je le connaissais déjà, je l'avais rencontré lorsqu'il était directeur du cabinet d'Eugène Thomas. La Socotel c'était à mon avis un événement assez considérable dans le milieu de la commutation, parce que la haute autorité, Croze et Marzin en particulier, avait réussi à mettre autour d'une table des représentants de l'Administration et des industriels autrement que dans de petites réunions entre personnes triées sur le volet ; c'était un système où on travaillait dans une optique un peu révolutionnaire pour l'époque, parce que les industriels devaient accepter de prendre en compte les points de vue de l'Administration et, inversement l'Administration les leurs. C'était quand même un tournant assez important.

  C'est donc là que j'ai retrouvé Jacques Dondoux, Jean Duquesne, et d'autres , pour beaucoup des camarades de ma promotion de l'ENST, ou des promotions d'avant ou d'après. Les crossbars nous ont occupés quand même pas mal de temps, parce que pour les mettre en application dans le réseau il a fallu d'abord commencer par la province, plus modeste dans les dimensions des autocommutateurs, et puis passer après au réseau parisien. Là j'ai travaillé beaucoup avec l'équipe de l'Intra-muros et j'ai déjà appris à mieux connaître l'Extra-muros. Ce qui fait que ce n'est qu'en 1963 qu'on a eu des matériels capables d'équiper tout le réseau dans la technique crossbar. C'est l'année de la première mise en service des gros crossbars parisiens ; c'était Plaine dans le nord de Paris et Molitor à Boulogne-Billancourt. En province c'était la série des Douai, Albi, Mazamet dans la famille CP 400. Pour moi, c'est sur la période 60 - 63 que l'on a eu le plus de mal sur les crossbars - les expérimentaux de Melun et de Beauvais c'était en 1958, comme j'arrivais à la DGT.

  Ces expériences là nous ont appris, à moi et à quelques copains, en particulier Pierre Fortin qui est arrivé en 1964 en plein avènement du CP400, à bien mesurer ce que l'électromécanique pouvait apporter aux exploitants - on en avait des désirs ! Mais ces matériels là avaient des limites qu'on a bien cernées, j'entends du point de vue des possibilités de la technologie, mais aussi de la réalisation industrielle. J'avais appris l'exploitation sous tous ses aspects, j'étais arrivé à me dire : si je demande telle chose à l'équipe d'Alcatel ou à l'équipe d'Ericsson, voilà les difficultés qu'elles vont soulever.

JVC : Finalement, n'est-ce pas là que tu as acquis l'expérience que tu as réutilisée pour l'électronique en Bretagne ?

RL : Pas tout à fait. La cinquième sous-commission était principalement focalisée sur les crossbars, parce que les hauts savants de l'époque nous disaient que l'électronique n'arriverait pas avant des années, et il n'était pas possible de continuer à développer le réseau avec des systèmes rotatifs : nous allions buter sur des problèmes d'exploitation sérieux ; en particulier il y a des propriétés qu'aucun système rotatif, même au prix de dépenses folles, ne pourrait donner pour satisfaire les clients, alors que dans les crossbars on avait déjà ce qu'il fallait. On avait quand même déjà l'arsenal suédois et l'arsenal ATT, avec son crossbar 1 et son crossbar 5, et surtout le Pentaconta pour lequel Gohorel et son équipe avaient repris beaucoup des concepts des crossbars 5 : c'était déjà un bond très en avant dans l'électromécanique. Donc, on est partis sur les crossbars. Mais, avec les crossbars - sur l'électromécanique on ne va pas s'étendre - il y avait des délais de traitement, etc. On ne pouvait pas aller vers les grandes satisfactions de l'exploitation. Par exemple, on se disait qu'il faudrait la taxation centralisée, l'identification des abonnés demandeurs, etc. On commençait déjà à vouloir donner des petits services spéciaux qu'on voulait absolument obtenir avec les vrais centraux électroniques étudiés par la troisième sous-commission. C'est comme ça qu'un jour on m'a dit qu'il faudrait essayer d'introduire le plus possible d'électronique dans les systèmes crossbars ; on a décidé de faire un essai et on a mis Jean-Claude Lavenir comme responsable à côté de moi pour essayer de résoudre le problème de la taxation centralisée dans le CP400. On a vite fait avec Jean-Claude de s'apercevoir où étaient les limites ; on s'est dit que ce n'était pas la peine de s'échiner à faire çà, qu'il fallait que le réseau, les organes de commande, de traduction soient aussi électroniques : il fallait l'identification du demandeur, la fourniture de factures, etc. Il y avait des délais de réalisation incompatibles avec ce que demandait l'exploitation. Avec Jean-Claude, on a travaillé ensemble jusqu'à ce que je parte à Rennes ; on a eu quelques réalisations, en particulier à Chanteloup-les-Vignes et à Lyon.

  Et un jour j'ai été appelé par M. Croze qui m'a demandé de me mettre au courant de ce qui se faisait dans la troisième sous-commission Socotel. Comme je l'ai déjà dit, c'est Jacques Dondoux qui était chargé de la piloter et elle coordonnait les services concernés du CNET, le fameux RME, et les industriels pour l'étude des systèmes de commutation dits électroniques. C'est comme ça que je suis parti là-dedans. A la tête de tout ça, il y avait un gars formidable, Louis-Joseph Libois, et toute une équipe. C'est là que j'ai fait la connaissance d'André Pinet, de Pierre Lucas, un gars formidable, un penseur, un brasseur d'idées libéré de toute contrainte - industrielle, exploitation. C'est un gars dont le rôle, je crois, n'a pas encore été assez mis en évidence : dans les travaux de cette équipe-là, il a vraiment apporté des acquis assez fondamentaux1. On a donc commencé, moi venant des crossbars, à parler électronique ; peu à peu je me suis mis à piger ce que l'on pouvait faire de ces systèmes-là et dans quels délais tout ceci pouvait arriver à l'exploitation.

FT : Faisais-tu partie de la troisième sous-commission ?

RL : Non, j'y allais simplement de temps en temps. On n'a pas voulu me mettre dedans, on a dit qu'il ne fallait pas mélanger les choses, et puis il y avait les travaux avec Jean-Claude Lavenir, et d'autres essais que l'on faisait d'électronisation des équipements crossbars avec d'autres sous-commissions. En particulier on a essayé de résoudre le problème de Lyon-Sévigné, le contrôle du trafic, la surveillance des équipements pour avoir des éléments sur l'écoulement du trafic, etc. On a fait pas mal de choses là-dedans. On s'est quand même fait beaucoup de souci, parce que dans certains domaines comme celui de la taxation on est allé jusqu'à la réalisation et à l'exploitation en grandeur réelle. Ce qui fait que quand je suis arrivé à Rennes, j'étais déjà pas mal affranchi sur le sujet.

FT : Tu étais devenu bien au courant des limitations qu'avaient tous ces systèmes semi-électroniques : il manquait toujours des informations pour pouvoir résoudre vraiment les problèmes.

RL : Ah ! Oui. Même tu vois quand j'ai regardé les programmes de spatial... Je me rappelle qu'en 1976 - j'étais revenu à l'Extra-muros - Gérard Théry m'a demandé : " Qu'est-ce que tu reprocherais au spatial ? " " Le spatial, moi je vois des limitations ne serait-ce que dans le réseau ; il faut des délais pour le commander qui me paraissent incompatibles avec la vitesse des informations dans toute la partie intelligente. Tu vas peut-être m'en vouloir parce que je viens de Bretagne imprégné de temporel, mais moi je suis pour le choix du temporel. " C'était en 76, sous Norbert Ségard. A l'époque, c'était un sacré débat et en particulier il y avait sur le tapis le réseau de Paris équipé en mini-sélecteurs CGCT.

JVC : Comment es-tu arrivé à Rennes ?

        RL : C'était en 1966 ; on commençait à bien connaître le crossbar mais déjà sortaient les premiers centres électroniques expérimentaux, les Socrate, les Platon, les Aristote... Un jour arrive un nouveau Directeur général, le successeur de M. Croze : c'était Pierre Marzin. Je le connaissais bien le "père Marzin" comme on disait ; j'étais surtout très copain avec Charles, son fils qui est mort tragiquement - avec Jacques Dondoux nous avions fait pas mal de voyages ensemble. Jacques Dondoux et Louis-Joseph Libois poussaient pour que j'aille à Rennes : c'était une cabale en quelque sorte ! Ce qui fait qu'un jour je suis appelé par M. Marzin qui me dit : " Je t'ai nommé à Rennes." Je n'avais pas mon mot à dire, j'étais obligé d'y aller : c'était quand même des patrons ! Il parait que maintenant cela ne se fait plus... Je me suis donc retrouvé à Rennes avec une mission très nette de sa part. Il m'avait dit : " Tes copains de Lannion, si on ne les tient pas à l'œil, on n'en sortira jamais ; ils vont installer des prototypes et tu me diras ce qui ne va pas. " Je suis donc parti en quelque sorte pour faire le gendarme. Il m'avait dit aussi : " Tu essayeras de comprendre ce qu'il y a dans ces nouveaux équipements. Oh pas dans les détails, mais ce que ça peut faire en exploitation ; et puis vois aussi les problèmes du côté de l'industrie " Parce qu'à l'époque il faut le rappeler, l'objectif industriel était de mettre au pas les gars d'ITT.

JVC : Faire le gendarme, tenir les copains de Lannion à l'œil : est-ce que tu peux préciser un peu ça ? Par quoi ça se traduisait vis à vis du CNET, de la SLE ? Est-ce qu'ils devaient te rendre des comptes ? Est-ce toi qui allais voir ? Enfin comment cela se passait-il, concrètement ?

RL : C'est moi qui allais les voir : si j'avais attendu qu'ils viennent, cela n'aurait pas été très fréquent ! J'allais au moins une fois par mois à Lannion, sinon deux. Souvent on se réunissait dans le central de Lannion même : j'étais chez moi dans ce central. Je leur disais ce qui n'allait pas du point de vue exploitation et les difficultés auxquelles on était confrontés. Je leur expliquais que c'était le client qu'on avait en face de nous : beaucoup m'ont appelé pour me dire : " Vous êtes bien gentil, monsieur le Directeur ; évidemment, nous travaillons pour l'avenir, mais nous ce n'est pas tout à fait ce qu'on veut ; nous, on veut quand même pouvoir communiquer avec nos correspondants... " Et puis je leur disais : si vous ne voulez pas comprendre, moi j'appelle Marzin. Lui, de son côté, recevait des coups de téléphone de ses amis de Lannion : " Qu'est-ce qu'ils font tes gars, là-bas ? " Je ne sais pas si un jour il n'a pas dit : " Je vais en parler à mon espion. " Je voyais aussi de temps en temps la SLE.

  Pour m'aider dans ce travail il y avait Goby, les deux Le Gall, Gallet et leurs collègues des centres de Lannion, Guingamp et Paimpol qui s'initiaient au temporel. Il y a eu aussi Jean-Noël Méreur qu'on m'avait prêté : il avait été nommé au CNET et détaché chez moi presque immédiatement , tout en étant basé à Lannion. Il a fait un sacré travail ! Il y a eu bien sûr des moments difficiles. Mon rôle c'était de leur dire : là, les gars, ça ne va pas, il faut faire quelque chose. Quand Méreur est venu, je lui ai demandé de servir de relais et ne suis plus intervenu qu'en cas de besoin. Honnêtement, on aurait eu un collègue qui n'aurait pas eu envie d'aller les voir, je ne sais pas si ça aurait marché de la même façon... C'est un rôle délicat à décrire a posteriori d'ailleurs, mais si tu veux c'est ce qu'on recherche de façon générale un peu partout. C'est ça l'art en politique, ce n'est pas d'embêter les gens, c'est d'être au contact, de pousser, de dire : sors de ta spécialité, regarde au-dessus du mur, ne t'enferme pas dans l'assurance de ta technique. C'est très délicat des rôles comme ça. Ca a marché parce que j'avais à faire à des gens sympathiques. J'ai aussi beaucoup été aidé par ces jeunes qui sont venus travailler avec moi.

FT : Il est clair que le fait que tu aies été souvent sur le terrain a fortement aidé à la mise au point et à la solution des problèmes. Je crois aussi qu'à côté de ton intérêt pour le technique tu avais le goût des solutions nouvelles ; tu n'étais pas homme à refuser a priori les nouveautés.

RL : Tout à fait ; et puis, je ne voulais pas faire toute une histoire au moindre problème. Je me rappelle avoir reçu un jour un appel: " Vous savez, Monsieur le directeur, ça ne marche pas Lannion 4 ; ça ne taxe pas ! " " Ca va durer combien de temps ? " " Je ne sais pas, ils sont jour et nuit sur le problème... " " La nuit, tout de même, dormez ; peut-être que ça taxera mieux comme ça. " Qu'est-ce que je pouvais leur dire aux gars ? La taxation ne marchait pas, on n'allait pas revenir sur les anciens équipements, ce n'était plus possible. Pendant plusieurs jours, il n'y a pas eu de taxation. J'aurais pu prendre mon téléphone et appeler la Direction générale. Les gars auraient été terrorisés, sans que cela y change quoi que ce soit... Tu vois, il y avait une complicité et ça plaisait à Marzin.

JVC : Justement, Marzin, est ce que tu le voyais de temps en temps ?

RL : Je le voyais rarement, mais je l'avais plus souvent au téléphone. Il me disait : je vais à Lannion, tu viens. Au téléphone, c'était : " Ici Marzin ; comment ça va ? " " Ben... " " Ils t'embêtent, quoi. Comment fais-tu ? Tu t'en sors ? J'ai eu un coup de téléphone de Bourdellès : il ne peut plus téléphoner, ça ne va pas... Qu'est-ce que je fais ? Je leur botte le cul ? " " Non, ils en veulent, ils travaillent... " " Bon, je m'en occupe. " Ca devait se terminer par : " Bourdellès, tu m'ennuies... " C'était un copain, ça s'arrangeait ; mais il y avait d'autres gens qui l'appelaient aussi, parce qu'il y en a eu des petits problèmes ! Si ça partait dans le Télégramme ou dans Ouest-France, c'était quand même gênant ! Mais les journalistes aussi étaient piégés : ils étaient bretons pour la plupart !

JVC : Tu partais aussi à Rennes, avec la mission de commander et installer un certain nombre de commutateurs électroniques. Est-ce que tu avais des crédits pour le faire ?

RL : Quand je suis arrivé à Rennes, je n'ai pas eu le temps d'aller dans mon bureau parce qu'il y avait une voiture de la préfecture qui m'attendait pour m'emmener chez le préfet, M. Pélissier. J'arrive donc chez le préfet qui me dit : " Vous arrivez avec une réputation flatteuse : M. Marzin et M. Ambroise Roux m'ont parlé de vous. On vous fait confiance. Vos investissements vont être à peu près six fois ceux de votre collègue en 1969. " Je lui dis : " Dans ma carrière j'ai déjà vu pas mal de choses comme ça ! " " Mais c'est sérieux, me dit-il ; d'ailleurs je peux vous le montrer, je suis celui qui vous délègue vos autorisations de programme. " Le Préfet m'a donc montré : j'avais effectivement à peu près six fois plus que mon prédécesseur. Et il m'a dit : "Il faut me présenter dans les deux mois un plan d'investissement qu'on va soumettre au Coder " - c'était un comité plus étendu que le Conseil régional de maintenant : il y avait les sociaux-professionnels, les syndicats,... - " Vous présenterez votre plan, et votre collègue qui vient d'être nommé au plan routier présentera le sien. "

JVC : Il est quand même étonnant que ce soit le préfet qui t'ait dit tout ça.

RL : A l'époque les autorisations de programme étaient accordées par la préfecture, ce qui faisait d'ailleurs hurler certains directeurs régionaux. Quand la décision était prise au niveau de la Direction générale qu'on accordait tant, tant et tant pour les différentes disciplines - pas les crédits de fonctionnement, les investissements -, ça partait vers les préfectures et c'est le préfet qui nous déléguait les crédits.

JVC : Il semble même me rappeler que c'était le préfet qui signait certains marchés.

RL : On s'était arrangés pour que les délégations de compétence jusqu'à je ne sais plus combien de millions soient dans les mains du Directeur régional sous le contrôle du préfet : on signait comme délégué du préfet - mais les délégations venaient de Paris. A Rennes, on s'arrangeait pour que les délégations tombent dans notre domaine de compétence. Pour le gros bâtiment de Rennes, le CCETT comme on l'appelait, les délégations se faisaient au niveau national. On préparait tout et on envoyait là-haut. Le préfet avait quand même un pouvoir réel : le préfet de région avait la notation du Directeur régional. Pour les prévisions budgétaires, j'en envoyais dans les deux directions. Le préfet donnait son accord ou son désaccord, mais moi je m'arrangeais pour qu'il soit d'accord. A côté du préfet, il y avait une délégation à l'aménagement : le chef de mission était mon correspondant direct pour la préfecture. Il me disait : " Dans votre programme d'équipement, cette année, pourquoi n'avez-vous pas mis telle localité ; j'aimerais bien qu'on se mette d'accord sur les priorités... " Il fallait être assez souple vis à vis des préfets, les programmes passaient par eux.

  Pour revenir à mon arrivée à Rennes, quand je suis allé à la Direction régionale, j'ai appelé toute l'équipe et je leur ai demandé de sortir des placards leurs plans d'équipement. Il y avait là Philippe Bodin qui me dit : " Moi j'en ai un chef - tu sais comment il était - je vais faire un plan d'automatisation de la Bretagne. " Je lui dis : " D'accord, on va l'étudier, on va se mettre au bouleau pendant huit jours et puis on va sortir ça. " A l'intérieur de ce plan, le préfet, je m'en doutais, regarderait si Fougères était en bon rang parce que c'était le ministre de l'agriculture son camarade de promotion de l'ENA qui était là ; alors quand j'ai dit à Philippe Bodin : " Tu vois, celui que tu as mis au 25ème rang il faut le mettre au 5ème ", il n'a pas été très heureux...

A l'intérieur de tout ça, les Parisiens des Télécoms ont dit, sous l'impulsion de M. Marzin, que les premiers systèmes électroniques de la série N3 seraient dans les Côtes-du-Nord. C'est à ce moment là qu'on m'a dit : " Tu feras Paimpol, tu feras Guingamp, tu feras Lannion ; on va mettre un équipement de commutation et on en profitera aussi pour faire du numérique sur les câbles " - ce qui fait qu'on a tout déterré. Je me suis donc trouvé projeté en avant : il fallait y arriver. Le délai c'était 1972 : ça faisait moins de deux ans. Le gars Légaré n'avait pas à chercher : il fallait qu'il aide à faire marcher l'électronique, et pour cela il fallait une plate-forme d'équipements en service réel qui serve de vitrine au plan national, mais surtout au plan international. Il y avait une très puissante coalition d'intérêts derrière.

JVC : Tu as dis que ton collègue des Ponts et Chaussées devait aussi présenter un plan. Tout cela était-il dans un plan global de développement de la Bretagne ?

RL : A l'époque, il y avait une activité très intense au plan politique ; il y avait des mouvements autonomistes, pas bien méchants d'ailleurs. Il y avait René Pléven qui était le patron du Coder ; il y avait les Finistériens... Guillaumard le président de la chambre de commerce, le PDG paysan de Saint Paul de Léon - un gars terrible qui avait pris la sous-préfecture de Morlaix d'assaut - il y avait tout un lobby politique qui voulait que la Bretagne soit désenclavée et les deux plans prioritaires à l'intérieur du plan général de désenclavement c'étaient les routes et les Télécommunications. On avait donc les projecteurs braqués sur nous. Il fallait y aller, quoi. On s'est retrouvé avec cette espèce de challenge de mettre une partie importante des Côtes du Nord sur de l'électronique. Moi, François, je n'avais qu'une vague idée de tout ça et les gars qui étaient avec moi aussi. Alors j'ai dit : il faudrait quand-même mettre dans l'équipe de l'opérateur des gars au courant. C'est comme ça qu'on m'a donné Goby et Le Gall ; ultérieurement est venu Jean-Noël Méreur qui travaillait à cheval entre Lannion et nous. Après, Louis-Joseph Libois m'a envoyé Jacques Pouliquen : lui, il a tellement bien réussi que je l'ai emmené à l'Extra-muros. On était tous un peu piégés, nous les exploitants et même le père Marzin : il y avait tellement d'intérêts convergents en jeu qu'on était obligés de réussir.

FT : Tout de même, avoir en 1972 l'idée du réseau Guingamp - Paimpol avec plus de 60 communes à automatiser en même temps, c'était un coup de folie ! Qui à eu cette idée, qui a prévu cette folie ? Normalement on mettait un commutateur ici, un autre là, on y allait progressivement.

RL : On a pris dans nos plans : à Guingamp il n'y avait pas d'automatique, à Lannion il y en avait trop ! On avait aussi tout un parterre de manuels et d'automatiques ruraux que la Direction régionale avait gentiment commencé à équiper de petits Socotel avant que j'arrive. Alors, si tu veux, il a fallu imaginer une autre structure de réseau : il n'y a plus un central téléphonique par village, mais on pouvait mettre un autocommutateur là où il n'y avait personne mais où il y avait tout ce qu'il fallait pour être relié au centre - ce qui fait qu'on a restructuré tout le réseau. On avait à notre disposition tout un petit parterre de câbles : les câbles de l'ancien réseau et ceux de l'armée allemande qu'on a un peu réparés. Ils étaient épatants pour faire du MIC : c'étaient des câbles en aluminium qui avaient de très bonnes caractéristiques pour avaler les deux mégabit. On n'en avait pas beaucoup et ces câbles passaient tout droit dans les champs : les allemands ne suivaient pas les routes. Ce qui fait qu'on a fait une pose de câbles à quartes, classiques, non chargés évidemment. Toute cette restructuration, on l'a menée de front sur deux ans, deux ans et demi ; il y avait à peu près 70 communes. On avait restructuré le réseau, ce qui fait qu'on n'avait plus besoin de mettre un chef de centre dans la sous-préfecture, tout ça ; ça a fait un potin !

  On était obligés d'aller vite. Il ne faut pas oublier une chose qui n'a pas été assez dite : en 1968 on était allé aux Etats-Unis Louis-Joseph Libois, Jacques Dondoux, Marcel Lacout - un copain admirable qui était aux Télécoms de Paris, dans la glaise comme on dit - et moi. On est arrivé chez ATT à Indianapolis - le patron était un nommé Vaugham. Ils nous ont posé la question assez brutalement, comme ils le font: " Mais enfin, le temporel, pour le moment est-ce que ça a un avenir ? Ca n'est pas possible dans les centres urbains, ça n'est pas prêt ; peut-être dans les centres de transit ? Vous y croyez à Platon ? " Louis-Joseph essayait de répondre, et Jacques le regardait en pensant : comment va-t-il s'en sortir ? On était devant l'équipe de pointe des Bells-Labs sur le sujet. Ils n'y croyaient pas tellement. Et puis quelques temps après, j'étais à Rennes, je ne sais plus qui est repassé, m'a reconnu et m'a dit : " Mais alors, vous êtes dans le temporel, vous avez mis en service Platon ? " " Oui " " Vous savez, nous on va s'y mettre. " Ce qui est très important, je ne sais pas comment le résumer sans trahir la vérité, c'est qu'on les a réveillés. Et quand les Américains se réveillent, on sait ce que ça fait. Je l'ai bien senti dans mon petit coin à Rennes : de temps en temps on voyait passer des gars ; ils venaient pour voir où on en était... J'ai bien senti qu'au moment où on allait mettre en service Guingamp-Lannion-Paimpol, c'était la réalisation phare. Marzin aussi l'avait pigé : " Tu tiens les délais ? "

  On a fait ça à toute vitesse, pour avoir un exemple. C'est comme ça qu'un moment donné on a vu apparaître les sous-répartiteurs TELIC. Un jour, Louis Lesaget m'appelle : " Les EMA, ça ne va pas, on n'est pas prêt... Tant pis, on va mettre des concentrateurs Télic au bout " " Tu n'as pas un terminal numérique, tout de même ! " Il me répond " Attends, t'en fais pas, ça va sortir ; on va mettre des TELIC, d'ailleurs il y a beaucoup d'électronique là-dedans ! " " Qu'est-ce que tu veux, avec les délais et les yeux braqués sur nous, la concurrence et tout ça, il faut qu'on y aille. Personnellement je ne te ferai pas d'opposition. Pourquoi veux-tu que le Directeur régional de Rennes aille te chercher des histoires parce que tu as mis un truc avec un peu d'électromécanique ? " C'est comme ça qu'on a mis des TELIC. On en mettait derrière les Socotel. Pour moi, ce n'était pas un dépaysement.

FT : Il fallait aller loin pour chercher les abonnés. L'arrondissement de Guingamp, c'est étendu ; les abonnés étaient par petits paquets d'une dizaine, d'une quinzaine, perdus dans des coins impossibles. Or Platon les traitait par paquets de 500. J'étais persuadé que l'idée du TELIC ne pouvait venir que de toi. Seulement au lieu de mettre un actif et un passif, c'est sans doute Louis Lesaget ou moi ou quelqu'un d'autre qui a eu l'idée de ne pas mettre la partie active.

RL : C'est vrai quand tu dis ça, parce que pour les Socotel, les équipements terminaux étaient par paquets de 100, ils étaient trop gros, et derrière la partie centrale, on mettait un TELIC.

  C'est là, avec les gars, que j'ai découvert ce que pouvaient faire ces systèmes électroniques. J'ai commencé à demander comment ils fonctionnaient ; en vieux commutant, j'ai commencé à regarder les schémas. Ce n'était pas les mêmes ! Mais je retrouvais quand même des classiques, dans la façon d'imbriquer les éléments, le calcul du nombre de jonctions pour tant d'abonnés - on avait repris des classiques, on ne pouvait pas tout abandonner. Et là au passage, François, on s'est aperçu que les vieilles barrières qu'on avait pour atteindre certains principes d'exploitation étaient franchies. Alors on s'est dit : " Est-ce qu'on va proposer ça à l'exploitation ? " Ce n'était plus Marzin, mais Louis-Joseph Libois qui était Directeur général. Je lui ai dit : " Est-ce qu'on le met en exploitation ça ? Réglementairement... il n'y a pas de règlement, c'est tout neuf ! Ce qui fait qu'on a pu commencer à amorcer des actions vers la clientèle pour lui proposer de nouveaux services. A Rennes, il a fallu que j'aille chercher parmi les exploitants commerciaux des gens ayant la mentalité d'aller de l'avant. On n'en avait pas beaucoup, ce qui fait qu'on a commencé à embaucher des contractuels. Et la Direction du personnel me disait : " Mais Roger, il n'y a pas de règle. " Je disais : " Oui, il n'y en a pas ; c'est peut-être ça notre chance : il n'y a pas de règle. On peut prendre des contractuels, on verra bien, on les paye, tout ça. " Tout ce travail de fond des services d'exploitation, on n'en parlait pas à nos collègues de Lannion, on ne les embêtait pas. On leur disait simplement : " Est-ce que vous pouvez faire ça ? " La réponse c'était toujours : " Oui " ; d'ailleurs ils disaient même : " Oui, mais on peut même aller un peu plus loin. " Après le Louis Lesaget disait : " Mais on n'est pas prêts ! " Ce n'était pas marrant pour l'industriel !

FT : C'était quand même passionnant !

RL : Ca allait vite ! On s'est très rapidement excité, on s'est dit : " Ces machins là, on dit que ça va à 10 000 lignes ; si ça allait un peu plus loin, on pourrait en mettre à Saint-Brieuc, à Brest, à Rennes... " Alors quand je disais à André Pinet, " Tu es bien sûr ? Tu crois que 800, 1000 erlangs tu les avales ? ", il faisait comme ça : " Mm... " Dans ton équipe à la SLE, il y avait Samoin : il en avait des trucs en douce dans ses cartons ! Il avait toujours la solution ! On avait là des gens qui étaient tournés vers l'avenir

  A la Direction régionale, c'était autre chose - le collègue des Postes m'a dit : " C'est le maelström ! " Ce qui fait que certains se sont auto-excités et ont entraîné leurs collègues. Je me rappelle le cas de Loudéac qui dit bien comment cela se passait. Il y avait là, je crois, trois techniciens qui avaient une formation au multiple, l'équipement utilisé pour le manuel, et encore au besoin menu de la province. Ces gars-là, ils n'ont même pas eu le temps de se familiariser avec du Socotel : brusquement, on leur met un équipement complet en temporel. Il est bien évident qu'ils ont eu des inquiétudes. Alors, ils sont allés l'expliquer à M. Etienne, le maire de Loudéac, qui lui a appelé le préfet de Saint-Brieuc, M. Janin. Un jour il me téléphone : " Dis donc, qu'est-ce que tu es en train de faire à Loudéac ? Tu vas me mettre des gars à la porte ? Le maire dit que c'est bien beau la technique, mais qu'on va lui casser ses emplois. C'est énorme pour lui parce que ça fait tache d'huile dans la population. Alors, à Loudéac, qu'est-ce que tu vas faire des opératrices ? " Je lui réponds : " Comme partout, on ne va pas les licencier... " " Et les auxiliaires ? " " Ceux-là, on leur a fait signer un contrat, quand il n'y a plus de travail, ils sont sans emploi. " " Ca m'ennuie. Je vais appeler Marzin " " Il le sait déjà ! ". Vous voyez, pour trois gars, crac, ça s'est mis à allumer, c'est monté à Paris, et quelques jours après, à Rennes, les trois syndicats ensembles réagissent - ils s'entendaient entre eux. Alors, tracts, manifestation à Rennes, M. Pélissier, le Préfet, m'appelle : " Ca recommence, les voitures jaunes dans Rennes ! " Je lui dis : " On va essayer d'arrêter ça - savez-vous ce qui est à la base de tout cela ? Trois gars ".

  Tous ces problèmes, ces embrasements, comment les résoudre ? En fait par des relations entre personnes : le maire, le préfet de Saint-Brieuc, le préfet de Rennes qui prend feu, ça monte à Paris. J'en informe Marzin qui me dit : " Tu en as vu bien d'autres ! Etienne, je vais lui passer un coup de fil. " Ça a fait le tour. C'est aussi monté à Quimper, parce que Quimper, ce n'est pas loin ; M. Hostin m'appelle et me dit : " Dites donc, M. Légaré, quand est-ce que ça arrive vos équipements ? " C'est une espèce de feu de brousse qui se déclare. Il faut s'en occuper, faire le pompier, à coup d'extincteur. Vis à vis des syndicats, moi j'étais un fossoyeur ; dans l'industrie, ils connaissaient ça. Si les syndicalistes étaient là, ils diraient que je leur ai forcé la main, c'est sûr.

JVC : Concrètement, y a-t-il eu des diminutions d'emplois ?

RL : Oui. Emplois supprimés n'a pas été égal à emplois recréés. Le reclassement des opératrices a demandé tout l'art subtil de Le Gall, avec ses collègues de Paris. C'était, quelques années avant, de ne pas remplacer les départs en retraite, de les remplacer par des auxiliaires qui n'avaient pas un contrat de titulaire. Après, de voir dans nos maisons comment on pouvait placer les gens, donc les consulter, et de voir avec mon collègue Marcel Luard, Directeur régional des Postes, combien il pouvait m'en reprendre. On avait des problèmes de reconversion et de formation : les gars, on les avait formés pour qu'ils ne s'occupent que des problèmes d'exploitation, tu vois, des relations avec les abonnés. A l'époque on avait des consignes pour monter le réseau des agences commerciales. Il ne faut pas oublier qu'aux Télécoms, pendant des années et des années, le système commercial était intégré au centre de groupement, et les gars étaient des technico-commerciaux. Quand on a dit qu'on allait séparer la fonction d'agence commerciale du centre de groupement, ça a fait un de ces tohu-bohu ! Certains directeurs régionaux y étaient opposés, par exemple Rousselet. Il m'appelait : " Mais Légaré, arrête, c'est des bêtises " " Non, je ne crois pas, il faut se préparer, parce que tu vas voir, quand tu vas commencer à ramener des abonnés, les problèmes vont changer d'allure. Il faudra que tu spécialises les gens ; il faut commencer maintenant " " Oui, mais moi j'ai le temps. Toi on t'a mis région pilote. Alors, s'il y a des c..., tu fais les c... mais moi je ne les suis pas. " On a eu du mal à convaincre certains... Tous ces mouvements, c'était très compliqué : les journées étaient courtes ! Quand ça allumait dans un coin - trois gars ! - tu te retrouvais avec un problème, dans ta maison bien sûr, mais aussi autour. Et un journaliste qui traînait la godasse dans le coin te balançait un brûlot... Ces problèmes, il fallait se les payer. Nous, on faisait confiance à nos collègues de Lannion et de l'industrie. Il fallait faire pénétrer leur système dans les mœurs, c'est ça le problème qui nous a donné le plus de mal.

FT : Je me rappelle être arrivé à Guingamp et avoir trouvé dans l'immeuble des tas de panneaux sur les problèmes des opératrices. Il y avait bien 30-40 opératrices à Guingamp. Mais en fait ça s'est relativement bien passé, vu le nombre d'opératrices qu'il y a eu à recaser...

RL : A Rennes, on en avait 600, mais sur la Région ça devait monter à plus de 1500 (en France, il y en avait 35 000). Marcel Luard en a repris pas loin du tiers à la Poste.

  Pour revenir à l'affaire de Loudéac, c'est comme ça, en réorganisant, qu'on a réglé le problème et entraîné Etienne. J'ai dit : ces gens là on ne les ramènera pas à Saint-Brieuc ; on va faire de Loudéac un centre purement exploitation qui tiendra le fichier des câbles. Les mêmes directeurs régionaux m'ont alors objecté : mais ce ne sont pas des gars des lignes, ce sont des commutants. On a alors eu le fameux débat : qui tient le fichier technique des lignes ? Moi j'ai dit : c'est les gars du répartiteur. Boutonnet, Rousselet, Cabannes m'appelaient au téléphone et me disaient : " Mais Roger, tu vas mettre la pagaille dans toute la corporation ; les lignes c'est aux lignes. " J'ai répondu : " C'est un bon principe, mais quand vous allez avoir ce problème là, qu'est-ce que vous allez faire des gens du central ? Ils sont à pied d'œuvre, au pied du répartiteur, ils ont les documents et tout, ils travaillent là-dedans ! Vous voulez les mettre devant les bâtis d'électronique ? " Louis-Joseph Libois m'avait dit - c'était en 1972 quand il s'est agit de trouver de nouveaux endroits pour mettre de nouveaux centraux, parce qu'on ne pouvait pas se contenter d'en mettre dans la seule Bretagne : " Je vais t'envoyer Gérard de Rouen et Cabannes (qui était alors à Nantes) pour que tu leur expliques les problèmes rencontrés pour mettre de l'électronique. " Il n'était pas encore question d'aller à Pékin : il fallait faire un sacré numéro de charme pour que les collègues acceptent d'installer de l'électronique. Libois n'était pas le gars à imposer, il préférait expliquer ; je crois que c'était normal d'ailleurs. Le premier qui a sauté le pas, c'est Chauveau qui était à Amiens - je l'avais bien connu quand il était dans le réseau de Paris. Cabannes à Nantes est aussi parti très vite, alors que Gérard à Rouen a hésité plus longtemps. Ca faisait partie de notre rôle aussi, d'expliquer le point de vue de l'exploitant, de l'opérateur comme on dit maintenant, de dire quels sont les problèmes qui sont vraiment de sa compétence et qu'il doit voir et résoudre pour réussir à mettre le système en place.

FT : De ce point de vue là c'était surtout l'organisation du réseau qui était complètement nouvelle puisqu'il s'agissait de prendre en compte simultanément la commutation, la transmission et les lignes.

RL : Auparavant, un des gros obstacles était l'affaiblissement des câbles ; on avait maintenant des équipements pour lesquels on n'en parlait même pas : ils étaient amplificateurs. Du fait que les portées sont devenues plus grandes, tout a changé. En commutation de transit, je me rappelle en avoir discuté avec Albert Delbouys, il fallait faire des ajustements pour commuter les circuits, mais là du fait de la commutation 4 fils, d'un seul coup on n'en parlait plus, tout le monde travaillait à zéro dB. Au lieu d'aller chercher un village à 15 km, on allait maintenant le chercher à 50, 60 km ; je crois même qu'à l'époque on avait déjà des équipements qui pour une portée de 60 km n'avaient pas besoin d'amplification. Ça a complètement changé nos repères, c'était un bouleversement. On était habitué à travailler avec des données, et puis d'un seul coup, en moins de deux ans, ce n'était plus les mêmes. On s'inquiétait même, parce qu'on s'est dit : si on va trop vite on aura des problèmes parce qu'il faudra fermer des unités d'exploitation.

JVC : Tu as alors été nommé à l'Extra-muros. Avais-tu aussi des consignes pour mettre de l'électronique, comme tu avais appris à le faire à Rennes ?

RL : Je suis arrivé à l'Extra-muros en avril 73 et on n'avait pas encore le " sésame ouvre-toi " complet pour l'électronique. On m'a dit : " Tu arrives à l'Extra-muros, tu connais la musique pour installer des E10, tu peux y aller sur l'Extra-muros. " J'avais vu le film à Rennes, mais là, c'était à une autre taille, parce que nous avions maintenant des engins de puissance de commutation à peu près double ; alors on ramassait des paquets d'abonnés. J'ai même dépanné Pierre Lestrade en prenant Ville-d'Avray sur Villepreux ; lui faisait la gestion à partir d'un centre de surveillance à Cergy. C'était les premiers modèles de CTI2. Pierre s'est aperçu qu'il y avait un aller-retour, avec 120 km de portée ; de toutes façons, ça ne posait pas problème.

  Concernant l'électronique, j'ai travaillé dans le flou pendant trois ans. A l'époque, le Directeur général était Gérard Théry ; il demandait de faire très attention : " Si on veut réussir, il ne faut pas se faire virer, alors Roger, quand tu sens que ça va trop fort, tu m'appelles. " Souvent je lui disais : " Moi je ne veux pas continuer à faire du crossbar, j'ai une unité de commutation électronique, je la mets ou je la mets pas ? " Il me disait : " Tu sais Roger, le crossbar,... chute en douce... " Je lui disais : " Mais à tel endroit ? " Il me disait : " Là tu peux y aller ; si le volume de commande est correct, tu peux y aller. " C'était quand même intéressant d'avoir un copain qui pigeait tout ça... On a commencé à équiper avec des 12 - 1400 erlangs, mais on n'était pas encore assuré en haut lieu que ce serait le choix définitif.

  Le " sésame ouvre-toi " est arrivé en 1976. Il y avait eu un long débat quand je suis arrivé à l'Extra-muros sur le choix d'engins électroniques, parce qu'il y avait encore du spatial - le groupe ITT avait son Métaconta et Pierre Lestrade avait ordre d'utiliser le Métaconta parce que c'était une unité puissante et ça permettait de donner des commandes au groupe ITT. C'était le pauvre Pierre qui était obligé de tout mettre en spatial ; moi on m'avait dit de faire des commandes de centraux à Alcatel car on ne pouvait pas atteindre le quota de cette société uniquement avec des commandes en province.

  Pourquoi m'avait-on envoyé à l'Extra-muros ? Le gros problème au sommet c'était : ah oui le temporel, c'est bien, mais il est en province - Lannion-Paimpol ça a fonctionné, après il y a eu le centre de transit de Saint-Brieuc qui est arrivé. Là ça avait pris. La région parisienne - pas Paris, c'était sacré ! -, l'Ile de France c'était autre chose ; une localité de l'Ile de France, c'était trois ou quatre fois un Lannion ou un Guingamp. On sentait bien qu'en haut lieu, les tenants du spatial étaient encore forts dans l'ITT et dans Ericsson. Et au CNET, il y avait encore, dans la lignée de l'ancien RME d'Issy-les-Moulineaux, toute une école de tenants du spatial. Et tout ça c'était près des états-majors parisiens. Les gens de CGCTet de LMT, Vincent et ses collègues, militaient dur pour mettre leurs spatiaux dans la région parisienne, en particulier le mini-sélecteur. Ces gens-là, quand je suis arrivé à l'Extra-muros, sont tombés sur moi comme une volée de hannetons et j'étais tout le temps invité rue de Vaugirard ou au quai de Boulogne pour visiter les grosses maquettes. Quand je suis arrivé en 73 à l'Extra-muros, j'ai nettement eu la sensation que j'avais mission d'installer du temporel. Et puis après, quand Théry est devenu Directeur général, j'ai senti dans mes discussions avec lui - je vous ai déjà dit qu'on était camarades de promotion - qu'il fallait que j'y aille doucement avec les histoires de temporel du CNET et de Marzin qui était encore là dans les coulisses. En fait, j'ai compris quelques années après que Libois m'avait mis là pour refaire avec le temporel l'opération Bretagne. J'ai connu une année faste avec lui, et à l'époque, j'ai bien compris que Louis-Joseph, avec son parler prudent, comptait sur moi pour qu'on recommence l'opération de Bretagne. Quand je passais mes commandes, je sentais bien que Théry qui était au Programme n'était pas à l'aise avec le choix spatial-temporel - et ça, ça a traîné jusqu'en 76. J'avais des programmes que je bâtissais en crossbar, parce qu'on était prudent. On a commencé à mettre du temporel dans la couronne extérieure de l'Ile de France, Val d'Oise, Essonne, Seine et Marne, dans des zones qui s'y prêtaient bien. Mais quand on se rapprochait de Paris, on mettait du crossbar, parce qu'on butait sur des problèmes de capacité. C'était disons les années 74 - 76 : le choix n'était pas fait, ce qui fait qu'à Paris, les grands spatiaux on en a mis. Moi à Versailles on m'a mis un AXE.

JVC : As-tu été consulté sur ces choix ?

RL : En 1976, on a demandé aux directeurs régionaux ce qu'ils pensaient du temporel et du spatial, "à leur connaissance". C'était pas mal, quand même. Et je sentais bien qu'on ne pouvait pas trop pousser en totalité vers le temporel parce qu'on butait encore à l'époque sur des problèmes de capacité.

  Il y avait aussi une autre difficulté qui pointait : les centres de transit, avec de nouveaux problèmes. En région parisienne, on avait besoin des points de rassemblement du trafic intra-régional ; on a choisi Massy-Palaiseau parce qu'il y avait là une zone industrielle énorme. Je suis allé trouver le Louis Lesaget et lui ai dit : " Ca m'intéresserait que tu nous donnes ton engin - c'était E12 - parce que je pourrais rapatrier Chènevières. " C'était la tour hertzienne qui commençait à faire le parapluie sur la région parisienne. Il a été tout à fait d'accord. Mais le bâtiment était prévu aux normes du crossbar : 2500 m2 de plancher ! Je prends mon téléphone, j'appelle Gérard Théry ; "Dis-donc, le E12 du grand Louis ça marcherait ; dis à tes gars du réseau - à l'époque, c'était Jean-François Arrivet qui était au S.I.E* - qu'ils regardent vraiment, je crois que ça vaut le coup. Mais tu sais, le maire de Massy-Palaiseau me dit souvent : vous les gars du téléphone vous passez votre temps à installer des services pour lesquels je ne touche pas la taxe professionnelle. Alors, il faut faire attention. Peut-on faire le bâtiment pour tenir un crossbar et prendre E12 qui tient dans 300 m2, même en tenant compte des terminaux pour l'exploitation ? " Alors il me dit : " Tu sais Roger, ça peut foirer, il vaudrait mieux quand même que tu fasses le bâtiment pour le crossbar. " On a fait le bâtiment, mais le jour de l'inauguration, on a entendu sarcasmes et quolibets ! On m'avait dit de surtout ne pas faire passer le cortège officiel dans des salles vides. Les pauvres exploitants, ils n'avaient tout de même pas de chance ; on se trouvait souvent entre deux chaises. Imagine les médias s'emparant d'un truc comme ça ! L'électronique ça a tout de même été une révolution.

FT : Réduction de volume et de personnels...

RL : Et des possibilités d'exploitation dont on rêvait - moi personnellement - depuis vingt ans ; on ne les espérait plus et les commerçants avaient même du mal à les placer. Nous, on a vécu vraiment les tous débuts de ces affaires là, on sentait ce que ça allait devenir. On sentait même venir le portable...

JVC : Je crois qu'on avait aussi à l'époque des possibilités qui dépassaient un peu les besoins ; le besoin de base était quand même avoir le téléphone. Il est très clair aussi que toute cette aventure a pu se faire parce qu'il y a eu quelque part des gens qui ne se sont pas sentis tenus par les règles existantes. Ça a été traité en révolution et non en évolution : règles d'exploitation, méthodes de fabrication, tout était remis en cause et si on regarde comment ça se passerait maintenant, on n'est pas sûr finalement qu'on arriverait à refaire une telle révolution.

RL : Oui, tu as raison ; au départ, c'était ça : avoir le téléphone. Après, l'appétit est venu. "Mais Monsieur, si je pouvais faire ça... mais j'ai appris que... "

FT : Quand tu dis que maintenant ce ne serait plus possible, je ne suis pas tout à fait d'accord, car il y a quand même quelque chose de nouveau : l'infrastructure n'est plus une administration ; la direction générale de France Télécom a quand même quelques degrés de liberté de plus que ce qu'il y avait à l'époque.

JVC : Roger, il nous reste à te remercier d'avoir évoqué ces souvenirs avec nous.

Note 1 : Il faut rappeler que Pierre Lucas est à l'origine de la notion de "partage de charge", principe aujourd'hui universellement adopté en commutation électronique
Note 2 : CTI : Centre de traitement des informations du système E10


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