Jean-Pierre Noblanc, l’Homme d’Action et l’Humaniste

Pasquale Pistorio, President and Chief Executive Officer, STMicroelectronics

Mesdames et Messieurs,
Que rajouter de plus sur Jean-Pierre Noblanc après tous les propos impressionnants qui ont été exprimés sur lui aujourd’hui?

Je ne m’attarderai donc pas sur les différents aspects de sa carrière, ni sur le grand nombre de reconnaissances qui lui ont été attribuées, ni sur les postes prestigieux qu’il a brillamment occupés, bien que toutes ses étapes qui ont jalonné l’histoi- re des semiconducteurs, peuvent être reconnues comme ayant marqué le signe d’une époque. Tout a été dit et écrit, de telle façon, qu’il est inutile de les répéter, sinon bien sûr que je partage entièrement tout ce qui a été exprimé.

J’avais d’ailleurs décidé de parler plutôt de l’Homme Jean-Pierre Noblanc, l’homme d’action et l’humaniste. Ce n’est pas seulement parce que nous avons été associé pendant une si longue période (peut-être moins que beaucoup d’entre vous dans cette salle), mais parce que depuis notre première réunion il m’avait impressionné à la fois comme scientifique et comme manager, mais aussi par son niveau de culture. Oui, Jean-Pierre Noblanc a incarné ce très rare mélange de qualités qui donnent aux disciplines scientifiques et humanistes un sens plus élevé et qui, selon moi, s’appelle Culture avec un grand « C ».

Comme je l’ai déjà dit, on a longtemps été associés, mais au delà du travail commun, j’aime à penser qu’entre Jean-Pierre Noblanc et moi-même, nous avions de nombreux points communs. Nous faisions partie de la même génération. Oui, nous étions presque du même age, et si j’ai souvent eu l’occasion de dire que je suis un jeune homme de 68 ans, il était certainement un très jeune homme de 65 ans, plein de vitalité, d’optimisme et de vision, mélangés de savoir et d’expérience. Nous avons, tous les deux, dédié notre vie aux semiconducteurs et à la technologie sous des angles différents. Nous avons commencé nos carrières en même temps, en 1963, à une époque que nous pouvons bien appeler l’ère des pionniers de la microélectronique.

Lui, s’est entièrement consacré aux sciences et n’en a jamais dévié même lorsqu’il était Président du Conseil de STMicroelectronics, la société pour laquelle je travaille, et Président de MEDEA+ le consortium européen pour la recherche qui nous associe à un grand nombre de partenaires de l’in- dustrie, de centres de recherche et d’universités. Moi, j’ai eu un diplôme d’ingénieur et j’ai voulu échanger une carrière de chercheur avec laquelle j’allais débuter ma vie professionnelle par une carrière qui, à partir du domaine des ventes et du marketing, m’a ensuite emmené vers une longue expérience managériale, sans avoir l’opportunité de passer par l’expérience directe de la recherche. Néanmoins, pendant toute ma carrière la valeur et l’importance de l’innovation technologique ont toujours été à la base de ma vie professionnelle.

Ainsi nous avons tous les deux partagé cette foi dans la science et la technologie et nous étions convaincus, au moment où ce n’était pas si clair ni si évident qu’aujourd’hui, que la microélectronique était le facteur favorisant le plus important pour l’in- dustrie électronique et, à travers lui, pour le développement de toutes sociétés industrielles avancées.

Enfin, nous étions persuadés, Jean-Pierre et moi, tout au long de ces années où j’ai eu la chance de lui être associé, qu’en dépit de tous les paris, l’Europe devrait et pourrait réussir dans le cadre d’un scénario mondial.

Je parle du début des années 80 quand tous les indicateurs semblaient montrer que l’Europe avait irréversiblement perdu la course face à la concurrence américaine et à la forte émergence japonaise. Les Etats Unis, ainsi que le Japon, associaient les ressources financières et un grand marché interne - avec un accès protégé à ce marché, dans le cas du Japon – à un large réservoir de main d’oeuvre qualifiée, dans un environnement industriel qui permettait de mieux utiliser les ressources humaines et celles du capital pour une meilleure exploitation industrielle de la technologie. Ils disposaient ainsi du soutien financier à la recherche dans le cadre de plans nationaux existants dans ce secteur. Enfin, ils disposaient également, bien sûr, du savoir et de la synergie industrielle entre les utilisateurs et les fabricants de semiconducteurs. En d’autres termes, ils semblaient tout avoir, pendant que l’Europe perdait sur tous les fronts. Elle était inévitablement condamnée à être écrasée entre les deux géants qui n’accepteraient jamais de perdre leur leadership dans un domaine stratégique si important.

Il n’était pas facile pendant toutes les années 80, et même au tout début des années 90, de continuer à croire que l’Europe pourrait y arriver en dépit des conditions hostiles et du manque de probabilité. Mais, en final, l’Europe disposait bien d’un savoir accumulé, d’un historique et d’un accès à une richesse de cerveaux qui font que cette époque est donc bien derrière nous, et que la renaissance de l’Europe est devenue réalité.

Aujourd’hui nous pouvons être fiers d’avoir trois sociétés européennes dans le classement mondial des dix premiers fabricants de semiconducteurs. Les fabricants européens ont, donc, été capables d’évoluer au plus haut niveau en déployant un effort sans précédent pour rattraper le retard et mettre en place les ressources appropriées pour disposer des dépenses de R&D et des investissements. Dans cette aventure, les efforts et les mérites individuels des sociétés ont été appuyés par des programmes de recherche nationaux ou européens en coopération tels que JESSI, MEDEA et maintenant MEDEA+ , auxquels Jean-Pierre a donné un apport significatif avant d’en devenir le Président. Laissez moi rappeler, ici, que la France a été depuis toujours, l’un des pays en Europe le plus fortement engagé dans le soutien à la recherche avec des programmes ciblés sur des secteurs de pointe comme la microélectronique. La France, d’ailleurs, a toujours montré une continuité incroyable dans sa politique industrielle grâce aussi à Didier Lombard et dans ce cadre Jean-Pierre Noblanc peut être considéré comme l’un des pères de la microélectronique. Toutes ces initiatives que je viens de mentionner, ont aidé à créer un nouvel esprit et une nouvelle confiance tout en contribuant à permettre des ressources et des synergies importantes entre les sociétés. Comme vous le savez 2 + 2 peut faire beaucoup plus que 4.

Nous avons également assisté à de profondes mutations des moteurs principaux de l’industrie avec le développement rapide des secteurs des télécommunications, du grand public numérique et de l’électronique automobile, pour lesquels l’Europe était particulièrement bien préparée à saisir la vague.

Jean-Pierre Noblanc a participé comme un acteur actif et engagé à cette renaissance de l’Europe et a donné une importante contribution pour «saisir la vague qui mène au succès» pour paraphraser Shakespeare.

Au début des années 90, lorsqu’il était Directeur du CNET Grenoble, il a beaucoup contribué à la création du Centre de Recherche de ST qui, à l’époque, avait pris le nom de Grenoble 92 pour évoluer plus tard en Centre Commun de Crolles, l’un des pôles de R& D les plus avancés au monde. C’est là que nous avons un exemple de coopération, sans précédents, entre trois sociétés dont l’une est américaine. A cette coopération, unique en soi, est venue également se rajouter, plus tard, une société taiwanaise. Aujourd’hui il est facile de le dire, mais cela n’a pas été une bataille facile. …. Le centre de Crolles est non seulement un exemple de la capacité de STMicroelectronics, à fédérer coopération et savoir et à créer des synergies. C’est également, et j’en suis fier, un exemple de la capacité de l’Europe à se battre et à regrouper des forces pour rester en tête de la compétition technologique et industrielle, au niveau mondial.

Tout n’a pas encore été fait, c’est vrai, mais nous avons déjà fait beaucoup. Il nous faut maintenant travailler pour réussir à devenir les leaders de la « roadmap technologique » et non pas simplement la suivre.

Au cours de nos conversations portant sur les défis à venir, lors de déjeuners ou de dîners au calme, pas assez fréquents malheureusement - nous débattions, Jean-Pierre et moi, non seulement de l’importance de la technologie, mais aussi de son impact comme élément améliorant la société humaine. Nous croyions profondément que l’Europe, berceau de la civilisation et de traditions humanistes inégalées, pourrait être le centre du développement technologique. Nous étions convaincus que la technologie ne pouvait être qu’au service de l’homme, mesurée et façonnée par l’humanisme et que le développement économique n’était pas une fin en soi mais plutôt un moyen d‘améliorer la condition humaine.

Au delà de ces questions philosophiques, nous avons aussi également beaucoup travaillé pour appliquer nos principes dans la vie de tous les jours et les mettre en pratique.

Nous partagions le plaisir et l’enrichissement mutuel de travailler avec un objectif commun, à la recherche de nouvelles directions et de nouvelles solutions innovantes.

Le défi était de taille mais la récompense importante: voir de jeunes talents de différentes origines, travailler en harmonie à Crolles, par exemple; ou découvrir l’engagement et le dévouement de mes collègues quand ils participent à une mission scientifiquement et technologiquement pertinente pour ST -c’est également positif pour nos actionnaires, l’Europe et nos partenaires mais aussi pour la création de valeurs pour l’homme.

Je suis convaincu que STMicroelectronics s’est toujours identifiée à des valeurs distinctives fondamentales : c’est une société dont la culture peut se résumer en trois critères : l’intégrité, le TQM centré sur les employés et la responsabilité sociale de l’entreprise. Ces principes --- non limités au seul respect des lois et des règles comptables - sont fondés sur une profonde intégrité morale dans le comportement avec les autres, sur une façon spécifique de gérer la société en mettant les femmes et les hommes qui y travaillent au centre ; et enfin, basée sur le concept de compatibilité entre mission industrielle et responsabilité sociale de l’entreprise --- toutes ces valeurs sont à mon sens le miroir de l’Homme- Jean-Pierre Noblanc.

Lorsque il a été nommé pour la première fois Président du Conseil de Surveillance de STMicroelectronics en 1994, ce qui m’a surpris le plus c’est la rapidité avec laquelle il a réussi à associer son savoir scientifique reconnu, avec la compréhension des aspects financiers et industriels nécessaires pour être aux plus hauts niveaux d’un grand groupe international.

Je pense, d’ailleurs, que sa compréhension était également appréciée par les nombreux collègues qui ont eu la chance de le connaître et de le respecter. Si aujourd’hui STMicroelectronics est parmi les leaders mondiaux nous le devons aussi à la contribution de Jean-Pierre, non seulement pour ses compétences scientifiques mais aussi pour ses qualités humaines capables de motiver ceux qui travaillaient avec lui.

Au plan pratique, il était fortement convaincu qu’il fallait développer en même temps technologies et applications, considérant qu’elles s’enrichissaient les unes les autres, et qu’elles ne pouvaient être prises séparément si l’on souhaitait assurer le développement de l’électronique. C’est une vision qui l’amenait à promouvoir la coopération étroite entre fabricants de semiconducteurs et fabricants de systèmes électroniques.

Comme scientifique et manager, Jean-Pierre prenait non seulement à coeur le futur proche, mais il avait aussi un regard attentif et enthousiaste sur les étapes à suivre: c'est-à-dire cette partie de la recherche et du développement qui ne donne pas un retour immédiat mais que vous ne pouvez pas manquer si vous souhaitez conserver une présence de leadership dans le long terme. Ce futur qui va au delà de la microélectronique évolue aujourd’hui vers les nanotechnologies et la nanoélectronique. J’étais la semaine dernière à Bruxelles, pour le lancement officiel d’une nouvelle initiative européenne de recherche appelée ENIAC (European Nanoelectronics Initiative Advisory Council). Cette initiative permettra aux principaux acteurs européens de la micro et nanoélectronique de travailler ensemble pour développer et mettre en œuvre une vision européenne cohérente pour le futur.

La mission du programme de l’ENIAC est de mettre en place les recommandations d’un rapport complet intitulé «Vision 2020 : la Nanoélectronique au Centre du Changement ». Vous savez peut être que le rapport est le résultat du travail d’un groupe de cadres de haut niveau provenant de grandes industries et organisations de recherche, appuyé par les services de la Commission Européenne. Qui sont donc ces acteurs, et comment se posi- tionnent-ils par rapport aux travaux menés par MEDEA+ ? En fait, une grande partie de ces acteurs sont les mêmes que ceux qui ont contribué au succès de la microélectronique européenne grâce à leur capacité de coopération au sein de MEDEA+. ENIAC peut être considéré comme un programme en amont de MEDEA+, qui est plus ciblé sur des objectifs industriels. Le rapport vise les progrès de la nanoélectronique pendant les 15 années à venir, et la naissance d’une nouvelle révolution dans de nombreuses applications portées par cette technologie. Tout ceci était déjà imaginé dans la vision de Jean-Pierre Noblanc pour le futur. C’est la raison pour laquelle je crois que, même s’il n’est pas avec nous aujourd’hui pour soutenir ce nouveau défi de l’Europe, nous pouvons lui attribuer comme héritage une part du mérite d’avoir su créer un terrain fertile pour cette vision et d’avoir eu un effort renouvelé pour qu’elle devienne une réalité.

Jean-Pierre Noblanc se place parmi ces hommes qui auront marqué leur époque en contribuant intensivement au développement de la science et des technologies tout en faisant évoluer un secteur stratégique de l’Europe d’aujourd’hui. En ce début du troisième millénaire, l’électronique participe activement à l’accroissement de la richesse des nations et elle y contribuera longtemps encore puisqu’elle permet aussi bien d’augmenter la productivité individuelle que le développement de l’in- dustrie et des services.

Mais revenons à l’Homme. Dans ce déroulement si complexe d’une industrie de pointe Jean-Pierre Noblanc a toujours été à l’écoute de toutes les suggestions, qu’elles émanent des groupes de directions, des jeunes ingénieurs ou des assistants. Son approche était attentive et respectueuse, c’était un homme de science généreux qui savait comment mettre en valeur la contribution des autres et créer en permanence, autour de lui, une richesse d’esprit constante. C’était peut-être une attitude naturelle pour lui ; et peut-être que cela venait de ses années d’enseignant, activité qu’il a pratiquement conservé, en plus de ses autres rôles, pendant une grande partie de sa vie professionnelle; ou peut être que cela provenait de son intérêt pour les plus jeunes générations qui, pour lui, étaient l’humus et le sol fertile de l’innovation et du passage au futur: quelles que soient les raisons et les origines de ce rôle naturel d’enseignant, c’était la véritable marque d’un créateur de valeurs et d’énergies positives.

Je souhaite conclure sur cette note d’héritage pour les plus jeunes générations, certain qu’il serait en accord avec moi.

Jean-Pierre n’avait jamais cessé d’être un Scientifique et un Gentleman, et je veux le remercier d’avoir tant partagé avec nous mais, je veux encore plus le remercier d’avoir été un homme de science, un manager, un ami, et par dessus tout, d’avoir été un Homme.

Pasquale Pistorio
President and Chief Executive Officer STMicroelectronics
Journée mémoire de M. Jean-Pierre Noblanc, Issy Les Moulineaux, Paris Le 6 Juillet, 2004