La microélectronique au CEA

Ph. Rouvillois, Y. d’Escatha, D. Randet

Le CEA est, depuis 40 ans, à la pointe de l’action publique dans un secteur qui ne faisait pas partie de sa mission première. Examiner ce parcours est intéressant, car, ne devant rien à une légitimité institutionnelle pré-établie, il doit tout à des capacités d’initiative et d’adaptation aux règles d’un jeu mondial nouveau, dont les bases ont justement été posées au début de cette période. Il illustre la manière dont la France a assimilé ces règles, avec un pragmatisme et une persévérance qui ne passent pas toujours pour ses qualités principales.

1 - La période des pionniers (1962 – 1978)

1.1 Une initiative prise par quelques-uns
Le premier brevet américain définissant le principe de réalisation d’un circuit intégré date de 1958 ; dès 1962, une équipe du service d’électronique du jeune Centre d’Etudes Nucléaires de Grenoble, dirigé par Louis Néel et Bernard Delapalme, se lance sur ce sujet alors que sortent les tout premiers circuits américains, avec une intégration limitée à quelques transistors. Le motif « nucléaire » invoqué était que pour étudier la tenue aux radiations de ces objets inconnus, le mieux était de les faire soi-même. Au regard de ce qui arriva ensuite, ceci peut apparaître comme un prétexte.
Cependant, le problème des cicuits « durcis »restera un fil rouge. Il justifiera une partie du soutien de la Défense. In fine, il aboutira, dans les années 90, à la création de la société SOITEC. L’important, c’était que l’initiative résultait d’une vision, de la conviction que le circuit intégré ouvrait une ère nouvelle et qu’il fallait en être ; conviction qui était d’abord celle de Jacques Lacour, alors responsable de cette petite équipe, et qui fut pendant près de 30 ans le leader de l’effort du CEA en microélectronique. Dans ce colloque, il est bon de rappeler l’influence décisive d’un très petit nombre de personnes –dont Jean-Pierre Noblanc- sur le développement de la microélectronique en France. Le succès fut une affaire d’hommes, et d’entente entre ces hommes, qui se sont trouvés à des positions-clés –le plus souvent conquises grâce à leurs initiatives- dans la recherche publique, l’administration, l’industrie. Parmi eux, du côté du CEA, il faut citer aussi, en cette période initiale, le patron de Jacques Lacour, Michel Cordelle, et son homologue Daniel Dautreppe, responsable des équipes de physique du solide, leur volonté de coopérer ensemble et avec l’industrie. Michel Cordelle transforme son service d’électronique en laboratoire de recherche sous contrat, et le CEA –dont les effectifs commençaient à plafonner- lui ouvre la possibilité de croître en abondant ses recettes extérieures et en lui permettant de recruter du personnel sur des CDD de 5 ans. La création du LETI officialisera cela en 1967.

1.2 Convergence avec une priorité d’Etat – Le Plan Calcul
Cette création peut être considérée comme une des traductions opérationnelles du Plan Calcul, lancé en 1964 (de même que la création presque simultanée de l’INRIA, les deux occupant des positions complémentaires dans le dispositif public, l’INRIA se consacrant au « soft », et le LETI au « hard »). Cela nous rappelle que l’Etat –là aussi par l’action de quelques hommes- a joué un rôle très important. Dans la culture française, pouvait-il en être autrement ?
Le Plan Calcul n’est plus guère cité que comme l’exemple d’un interventionnisme déplacé. C’est le réduire au parcours de Bull, et oublier ce qu’on lui doit ailleurs. Il a été l’occasion d’une véritable stratégie interministérielle, comprenant le ministère de la Défense –convergence qu’on peut regretter aujourd’hui d’avoir perdue.
Choisir le CEA présentait une cohérence de fond. Il était en effet assez clair qu’une recherche sur la technologie des composants demanderait des moyens lourds. Et aux Etats-Unis, pays de référence, les recherches analogues étaient plutôt menées dans les laboratoires des industriels, c’est- à-dire des organisations hiérarchisées. Enfin, le CEA avait la confiance des directions techniques des ministères.
Dès ce début, le domaine d’action du LETI déborda largement celui des circuits silicium, pour s’étendre à l’ensemble des technologies d’intégra- tion de l’électronique, notamment, alors, aux mémoires magnétiques. A partir de 1970, lorsqu’il fut clair que les circuits silicium seraient le principal succès de l’intégration, le LETI adopta une ligne directrice qui devait ensuite le distinguer en Europe : développer les technologies de l’intégration dans l’étendue de ce qu’on appelle aujourd’hui les micro et nano-technologies et rester accroché à la « locomotive » silicium. Stratégie que la plupart des laboratoires européens durent abandonner, faute de pouvoir suivre la course à l’armement qu’impliquait la recherche sur les circuits intégrés. Stratégie qui ne fut tenable qu’en prenant le parti de coopérer, comme on le verra.

1.3 Création d’un outil industriel : EFCIS, la 1ère start-up
Le CEA, auquel Jacques Lacour avait fait prendre dès 1965 le pari de la technologie MOS, alors considérée par beaucoup comme une chimère, mais qu’il estimait avoir un potentiel d’intégration supérieur à celui de la technologie bipolaire en place, accepta de créer en 1972 une société pour industrialiser une rupture dont les industriels établis ne voulaient pas. 80 personnes quittèrent le LETI pour EFCIS (Etude et Fabrication de Circuits Intégrés Spéciaux).

2 - Essais de développement d’une industrie nationale
2.1 L’ambition du Plan Circuits Intégrés
Le Plan Circuits Intégrés lancé par le gouvernement en 1978, suivant les recommandations d’une mission interministérielle dirigée par Alain Crémieux, avait pour principal objectif de développer l’activité industrielle : renforcement de Thomson par développement interne et prise de contrôle d’EFCIS, et création par Matra et Saint- Gobain de deux joint ventures avec les entreprises américaines Harris et National Semiconductors. Dispositif ambitieux, avec, à la japonaise, concurrence entre champions nationaux. Et, à la française, davantage dans l’esprit des futures nationalisations de 1981 que d’une politique libérale. La même année, et dans la même dynamique, la Direction Générale des Télécommunications décidait de créer un centre de recherche sur les circuits intégrés MOS. Le CEA lui proposa de l’installer sur ses terrains grenoblois, au même endroit que le LETI, en investissant ensemble. La proposition fut à moitié suivie, la DGT choisissant quand même la région grenobloise.

2.2 Un contexte international chahuté
Une des conséquences de la progression des niveaux d’intégration et de la baisse des prix fut l’ouverture aux circuits intégrés des marchés grand public, alors que les forces motrices initiales avaient été la défense et l’électronique professionnelle. Ce changement fut exploité par le Japon, qui parvint à devancer les Etats-Unis au début des années 1980.

2.3 L’adaptation du CEA
Le Plan Circuits Intégrés prévoyait que le LETI assurerait la recherche amont de Thomson EFCIS. La montée en puissance d’EFCIS impliquait qu’il ait aussi une capacité de recherche propre. Cela fut fait d’abord par prélèvement sur les équipes du LETI. Celles-ci, devenues sous-critiques en personnel, étaient encore installées dans les locaux des années 60. Un plan de remise à niveau fut accepté par le gouvernement en 1980, avec remontée des effectifs de 40 à 200 personnes et la construction d’un centre de recherche spécialisé. Face à la montée du coût des installations de recherche et de production, et à la pression sur le raccourcissement des temps de transfert de la recherche à la production, Thomson et le CEA signèrent en 1985 un accord de coopération alors original en France, puisqu’il prévoyait le partage des mêmes installations du LETI entre recherche et production pilote, une trentaine de personnes de Thomson venant y constituer un « atelier pilote ». Ce fut le début du « Programme Commun » (plus souvent appelé « Joint Program », sans doute pour éviter des homophonies politiques sensibles aux oreilles françaises).

2.4 Les limites des ambitions françaises – L’ébauche de solutions européennes.
En quelques années, les effets des investissements à contre-cycle du Japon et du renchérissement de la R&D et des installations de production prirent à revers le dispositif français. L’objectif de survie devint : se spécialiser ou peser au moins 5% du marché mondial. Thomson Semiconducteurs, même après avoir racheté Eurotechnique (la filiale Saint-Gobain-NS) en était très loin. Ailleurs en Europe, Philips et Siemens s’étaient alliés sur un programme de R&D. On entendit parler de fusionner Thomson, Philips et Siemens. Sur le papier, on aurait ainsi atteint les fameux 5%. Le fantôme d’Unidata était encore assez présent pour qu’un tel rapprochement soit impensable. La fusion entre SGS et Thomson fut l’alternative retenue en 1987.

3 - Les grandes alliances et coopérations (1986 – 1992)
3.1 Evolution de l’environnement européen et national
C’est en 1986 que commencèrent les discussions qui devaient donner naissance trois ans plus tard au programme Eurêka JESSI. Le LETI en fut partie prenante dès le début, mais la proposition visant à créer un sous-programme Basic and Long term Research (BLR) n’aboutit jamais : JESSI fut une alliance d’industriels, avec une place pour des contrats impliquant des laboratoires.
En 1989, le CNET, jusqu’alors centré sur un partenariat avec MHS, signa avec SGS-THOMSON l’ac- cord « Grenoble 92 », concrétisé notamment par la construction des premiers bâtiments de Crolles. On ne pouvait plus dire « à chacun son partenaire industriel », et un rapprochement entre équipes du Centre Norbert Segard et du LETI devenait nécessaire, d’autant que la course à l’armement continuait, et qu’on passait à des tranches de 200 mm de diamètre.

3.2 Création de Gressi : un nouveau type de coopération
L’accord CNET – CEA, signé le 21 décembre 1990, créait le groupement d’intérêt économique GRES- SI (Grenoble Silicium Submicronique). Il portait sur ce qui n’était pas en cours de transfert, c’est-à-dire les travaux de recherche les plus avancés, concernant les modules d’une future filière 0,35 micron (celle venant après la filière 0,5 micron par laquelle devait commencer la production de Crolles). De chaque côté 40 personnes sur 200, et surtout une répartition très originale du travail, de façon à ne pas acheter deux fois les mêmes machines : au CNS les premières étapes, celles de la réalisation des transistors du circuit intégré ; au LETI celles relatives à l’interconnexion de ces transistors (ce qui impliquait des équipes mixtes, les spécialistes allant travailler là où se trouvaient « leurs » machines). Les tranches voyageaient donc d’un site à l’autre, en cours de réalisation. Les craintes de contamination se révélèrent sans fondement. Du coup la circulation fut ensuite étendue au site de Crolles, ce qui permit d’y réaliser les étapes standard, les deux centres de recherche se concentrant sur les étapes nouvelles.

3.3 Relâchement des liens avec la recherche fondamentale
L’équipe CEA de 1962 avait été constituée par association de technologues et de chercheurs fondamentaux (emmenés par Max Verdone, qui tout au long de son parcours eut le souci du couplage avec l’amont, et fut le premier directeur de Gressi). Des liens étroits subsistèrent une quinzaine d’an- nées. Mais les urgences du transfert à l’industrie et, encore une fois, le renchérissement des équipements allaient les distendre.
En 1983, le LETI réagit en créant avec le CNRS le GCIS (Groupement Circuits Intégrés Silicium). Mais, la même pression continuant, le GCIS disparut. Il avait cependant permis de mobiliser sur les problèmes de la microélectronique silicium toute une communauté scientifique plus naturellement tentée par les problèmes des semi-conducteurs composés et notamment de l’arséniure de gallium. Cela se révélera bien utile plus tard, lorsqu’à la fin des années 90, la plate-forme PLATO, puis MINA- TEC permirent de réinsérer les équipes de recherche fondamentale en leur donnant accès aux moyens lourds du LETI, alors que montaient en puissance des problématiques de recherche fondamentale, à mesure que la progression de la loi de Moore commençait à chatouiller des « limites physiques ».

4 - La conquête d’une position mondiale forte – Les nouveaux défis (1992 – aujourd’hui)
4.1 L’effort de recherche
L’accès de SGS-THOMSON, devenu ST Microelectronics, aux premières places du classement mondial impliquait techniquement le passage d’une position de rattrapage à une position de leader. Pour le CEA, en particulier dans le cadre de GRESSI, il fallait alors être capable de proposer des solutions innovantes à fort impact et rapidement transférables. Cela ne pouvait être réalisé sans deux conditions difficiles à remplir :
- une forte prise de risque, les décisions d’orienta- tion de la recherche n’étant pas guidées par une demande explicite ;
- un investissement lourd, et lui aussi risqué, sur des machines de pointe susceptibles d’être adoptées par l’industrie pour le début de production.
L’exemple le plus net fut le pari de remplacer l’alu- minium des interconnexions par du cuivre, électriquement meilleur, mais poison des transistors, assez puissant pour stopper la production d’une usine.
La montée de ces contraintes coïncidait malheureusement avec une baisse rapide du financement militaire. Sans le soutien du ministère de l’industrie, principalement via JESSI, puis MEDEA, le dispositif s’écroulait. A la fin de la décennie, ce soutien luimême s’affaiblissant, et le retrait de France Telecom faisant reposer sur le seul CEA la charge de la recherche amont, la situation devenait critique. La solution vint d’une relance de l’investissement du CEA, appuyée par un financement nouveau des collectivités locales et un élargissement des coopérations avec l’industrie. L’ensemble fut structuré par le projet MINATEC, en association avec l’Institut National Polytechnique de Grenoble (INPG), ce qui marquait le souci de réinvestir aussi en recherche fondamentale et de faire un lien avec l’enseignement.

4.2 L’action de CEA-I, comme actionnaire de référence dans ST et actionnaire des start-up issues du LETI
C’est en 1993, et à la demande des pouvoirs publics, que CEA-Industrie, le holding des participations industrielles du CEA, jusque là essentiellement porteur de filiales ayant des activités dans le domaine nucléaire et issues du Commissariat, est entré au capital de SGS-THOMSON, conjointement avec France Télécom. Le premier objectif était de répondre aux besoins de financement de l’entreprise, que le groupe THOMSON ne s’estimait plus en mesure de satisfaire. La forte implication des deux nouveaux actionnaires dans la recherche appliquée, alors que SGS-THOMSON s’efforçait de tenir son rang dans les nouvelles générations de composants, légitimait ce choix.
Cette politique volontariste était motivée par le caractère stratégique du secteur des semi-conducteurs, en raison de ses effets directs et indirects sur la croissance économique et l’emploi. Le chemin parcouru par l’entreprise depuis lors montre qu’elle a pleinement réussi. Elle permettait de renforcer le modèle original de couplage avec les forces de R&D du LETI et du CNET. Elle a favorisé la localisation en France des investissements majeurs de Crolles et du Rousset.
Dans les succès qui ont jalonné l’histoire de ST Microelectronics au cours des dix dernières années, le rôle de Jean-Pierre Noblanc, appelé par le Président de CEA-Industrie à prendre la succession de Jacques Lacour et à être le chef de file des intérêts français au Conseil de STM, a été essentiel. Ce chercheur passionné par la valorisation industrielle de la recherche est rapidement devenu un financier averti, découvrant avec un plaisir inattendu les arcanes du monde boursier. Bénéficiant de la confiance des dirigeants successifs du CEA et de CEA-Industrie, et d’une relation privilégiée avec Pasquale Pistorio, Jean-Pierre Noblanc s’est fait l’interprète infatigable, auprès de ses partenaires italiens et français comme des pouvoirs publics, du développement de STM et de son ancrage européen. En sa personne, le CEA avait trouvé les compétences et le dynamisme requis pour assurer son rôle d’actionnaire de référence. Le désengagement progressif de l’actionnariat franco-italien, au fur et à mesure d’opérations boursières attractives pour les investisseurs, a largement contribué en retour aux résultats de CEA-Industrie et aux dividendes qui en découlaient pour le CEA.

4.3 Le rôle du CEA comme actionnaire dans la création de start-up en microélectronique et microtechnologies, le soutien à leur développement
La création d’EFCIS, en 1972, était très en avance sur l’expression officielle d’une politique de création d’entreprises à partir de la recherche publique, qui ne commencera d’être formulée qu’après 1995. (N’oublions cependant pas qu’à la même époque, le CEA créait aussi, sous l’impulsion d’André Giraud, des sociétés de beaucoup plus grande taille par filialisation de ses activités dans le cycle du combustible et dans les services informatiques). EFCIS était la réponse à une situation reconnue depuis comme classique : la réticence des entreprises établies à introduire des ruptures technologiques majeures. En électronique, ce ne sont pas les ruptures qui ont manqué. Les mêmes raisons conduisirent le CEA à créer des dizaines d’autres entreprises. Les plus importantes sont aujourd’hui Sofradir, un des leaders mondiaux des imageurs infra-rouge intégrés, et SOITEC, déjà citée, aujourd’hui n° 1 mondial pour les tranches de silicium sur isolant.
Le CEA leur apportait une licence exclusive, souvent un hébergement des équipes pendant les premières années de prototypage. Parfois, il participait au capital (ce qui est aujourd’hui davantage systématisé, grâce à la création de la filiale CEA- Valorisation, dédiée à des prises de participations minoritaires dans des sociétés portant des projets industriels en lien direct avec les recherches menées au sein de l’Etablissement).
Siéger au Conseil d’Administration de ces jeunes sociétés prit à Jean-Pierre Noblanc un temps excédant largement leur poids financier dans les participations du CEA. Il leur apporta ce qui manque encore trop en France, et qui est une des clés reconnues des succès américains : les conseils d’un homme à l’expérience complète, depuis la science et la technologie jusqu’au débouché des produits sur les marchés, avec la maîtrise des aspects humains, techniques et financiers. Voilà encore une des choses que nous devons à Jean- Pierre, et dont continueront à s’inspirer ses successeurs.

Remerciements :

Les auteurs remercient Max Verdone, Alain Salmon, Pierre Lemercier et René Roussille pour les informations qu’ils leur ont données, et les corrections ou compléments améliorant la rédaction de ce texte.