La Luminescence dans les Semiconducteurs

Michel Voos, Département de Physique de l’ Ecole Normale Supérieure, 24, rue Lhomond, 75005 Paris

Il y a au moins deux raisons d’évoquer la luminescence dans les semiconducteurs à l’occasion de cette journée en l’ honneur de Jean-Pierre Noblanc. Tout d’abord, il a soutenu une thèse de doctorat d’Etat en 1970 (1) préparée au CNET et portant sur certaines propriétés optiques d’un semiconducteur à composés II-VI, c’est à dire CdTe. Plus précisément, il s’agissait d’étudier les transitions excitoniques dans ce matériau, sujet qui lui avait été proposé par Maurice Bernard. D’autre part, il a fait une grande partie de sa carrière au Laboratoire du CNET à Bagneux qui s’intéressait à la luminescence des semiconducteurs d’un point de vue fondamental et appliqué.

A titre personnel, j’ai une autre raison de parler aujourd’hui de luminescence. En effet, Jean- Pierre Noblanc et moi-même avons passé quelques années dans la même Ecole, mais nous ne nous y sommes pas connus parce qu’il était un peu plus âgé que moi. Il a du en sortir quand j’y suis entré. En fait, je l’ai rencontré pour la première fois à une Conférence internationale de luminescence qui s’est tenue à Newark dans le Delaware en 1969. Je crois me souvenir qu’il y avait là plusieurs chercheurs du CNET, notamment Alain Brenac et Jean Loudette qui sont présents aujourd’hui. Je me souviens que nous avons eu largement le temps de bavarder parce que nous disposions de longues soirées libres qui commencaient bien tôt et qui étaient généralement assez inoccupées. Par la suite, nous avons évidemment eu d’autres occasions de discuter, en particulier parce que j’ai été conseil au CNET à Bagneux pendant à peu près vingt cinq ans.

Je crois que l’étude de la luminescence dans les semiconducteurs a commencé à se développer vraiment dans les années 50 aux Etats- Unis, en France et en URSS. C’est une époque que je n’ai pas connue et j’espère ne pas me tromper si je dis qu’en France cette activité a d’abord été développée à l’Ecole Normale Supérieure autour de Pierre Aigrain. Il y avait dans le groupe Aigrain un jeune normalien, Claude Benoit à la Guillaume, qui a soutenu en 1954 ce qui s’appelait un diplôme (2) et une thèse de doctorat d’état (3) en 1958 qui portaient l’un et l’autre sur la luminescence du germanium. Il faut se rappeler que le germanium était à l’époque un matériau important parce que le premier transistor, qui avait été réalisé en 1947 par Bardeen, Brattain et Shockley aux Bell Telephone Laboratories, était en germanium. A propos du diplôme de Claude Benoit à la Guillaume, la luminescence observée était située vers 5 à 6 microns et n’avait d’ailleurs pas reçu une interprétation définitive. Il y a dans ce mémoire une suggestion qui peut faire sourire à l’heure actuelle, mais qui démontrait une imagination certaine. En effet, il est proposé d’utiliser cette luminescence infra-rouge pour faire de la téléphonie. Des essais concluants avaient même été réalisés sur une distance d’une quinzaine de mètres (2), ce qui n’était pas si mal en 1954. C’était sans doute le premier exemple de télécommunications optiques.

Par la suite, ce secteur de la physique des semiconducteurs s’est développé dans de nombreux laboratoires à l’étranger et en France, notamment au CNET, à l’Ecole Normale Supérieure, à l’Ecole Polytechnique, à Grenoble, à Montpellier, etc. Parler à l’occasion de cette journée de tout ce qui a été réalisé dans le domaine de la luminescence des semiconducteurs pendant ces quarante ou cinquante dernières années est impossible parce que cette discipline a vraiment donné lieu de très nombreuses études et, par conséquent, à une énorme littérature. J’ai donc choisi quelques exemples dont je pense qu’ils sont ou qu’ils ont été importants.

Tout d’abord, un phénomène qui a connu un grand retentissement de la fin des années 60 jusqu’au début des années 80. Il s’agit de la condensation d’excitons en gouttes de paires élec- tron-trou qui n’a été observé que dans des semiconducteurs à bande interdite indirecte, c’est à dire le germanium, le silicium et leurs alliages, pour des raisons qui sont d’ailleurs bien comprises. La structure de bandes d’un semiconducteur donne l’énergie des états permis pour les électrons en fonction du vecteur d’onde électronique k. A 0 K, tous les états de la bande de valence sont occupés par des électrons et aucun des états de la bande de conduction n’est occupé par un électron. Si un électron est excité de la bande de valence vers la bande de conduction, il manque alors un électron dans la bande de valence et à cet électron manquant correspond un trou dans cette bande. Le trou est traité comme une quasi-particule de charge +e si la charge de l’électron est –e. Cet électron dans la bande de conduction est donc dans un état excité et va nécessairement retomber dans son état fondamental dans la bande de valence en émettant un photon par recombinaison radiative d’un électron et d’un trou. Dans un semiconducteur à bande interdite indirecte comme le germanium ou le silicium, le vecteur d’onde electronique n’est pas le même pour l’électron dans la bande de conduction et pour l’électron manquant (le trou) dans la bande de valence. L’émission de photons est alors nécessairement accompagnée de l’émis- sion de phonons car ceci permet de compenser la différence entre les vecteurs d’onde de l’électron excité dans la bande de conduction et de l’électron manquant dans la bande de valence. Donc, si on excite optiquement des électrons de la bande de valence vers la bande de conduction, on peut avoir une émission de photons correspondant à la recombinaison radiative de paires électron-trou et on peut ainsi observer la luminescence du semiconducteur considéré. Cette luminescence se produit autour d’une énergie qui est celle de la bande d'énergie interdite (ou gap) comprise entre le minimum de la bande de conduction et le maximum de la bande de valence. En fait, dans un semiconducteur à structure de bandes indirecte, l’énergie des photons émis est un peu inférieure au gap à cause de l’émission de phonons. Un autre moyen est d’in- jecter des électrons et des trous en faisant passer un courant électrique dans une jonction p-n, ce qui permet également d’observer la recombinaison radiative de paires électron-trou.

D’autre part, un électron chargé négativement et un trou chargé positivement s’attirent par interaction coulombienne et forment un exciton libre qui est caractérisé par une énergie de liaison, comme le proton et l’électron de l’atome d’hydrogè- ne par exemple. Cet exciton peut disparaître en émettant un photon par recombinaison radiative de l’électron et du trou le constituant. Dans le cas d’un semiconducteur à bande interdite indirecte, cette recombinaison radiative est, comme précédemment, accompagnée de l’émission de phonons. Il résulte de tout ceci que l’énergie des photons émis est sensiblement inférieure au gap du semiconducteur étudié. En fait, la recombinaison radiative des excitons est le processus dominant dans la luminescence des semiconducteurs intrinsèques, c’est à dire purs, à basse température.

Le spectre de luminescence du germanium, qui n’est rien d’autre que l’intensité de la luminescence en fonction de l’énergie des photons émis, a commencé à être étudié dans les années 50. La raie de luminescence, qui est observée à haute énergie à 4,2K, est bien connue et correspond à la recombinaison radiative d’excitons libres avec émission de phonons LA (longitudinal acoustique). Si on diminue la température, la raie d’exci- tons décroit par rapport à la raie de luminescence située à plus basse énergie et cette raie d’excitons peut même disparaître complètement. Si maintenant on augmente la température, c’est la raie à basse énergie qui disparaît totalement au delà de 10 K. Cette raie basse énergie a été interprétée de façon certaine comme étant due à un phénomène de condensation d’un gaz d’excitons libres en gouttes de paires électron-trou (4) constituées d’un plasma neutre d’électrons dans la bande de conduction et de trous dans la bande de valence. Il s’agit là d’une transition de phase analogue aux transformations gaz-liquide usuelles. Le diagramme de phase des gouttes ressemble d’ailleurs assez bien à celui de l’eau (5). L’étude de la luminescence de la phase liquide s’est montrée très puissante pour déterminer une partie importante des propriétés des gouttes : densité de paires élec- tron-trou dans la phase liquide, énergie de liaison et énergie de surface des gouttes, influence de la structure de bandes sur la stabilité des gouttes… Le deuxième exemple choisi à propos de la luminescence des semiconducteurs est l’effet laser.Le premier laser est le laser à rubis qui a été réalisé aux Etats Unis par Maiman en 1960 à la suite d’un article fondateur de Schawlaw et Townes en 1958 (6). Le laser à semiconducteur a été proposé par Aigrain en 1958 lors d’une Conférence internationale à Bruxelles (7). Puis, en 1961, Bernard et Duraffourg, qui travaillaient à l’époque au CNET, ont obtenu une condition essentielle pour l’existence de l’effet laser dans un semiconducteur (8). Ils ont en effet montré qu’il faut que la différence des quasi-niveaux de Fermi des électrons et des trous doit être supérieure à l’énergie des photons émis pour pouvoir observer l’effet laser dans un semiconducteur. Cette condition de Bernard et Duraffourg a connu un grand succès et l’article correspondant est encore assez fréquemment cité dans la littérature.

Malheureusement, l’équipe d’Aigrain à l’Ecole Normale a cherché à obtenir l’effet laser dans le germanium et n’y est pas arrivée car c’est en fait impossible dans un semiconducteur à structure de bandes indirecte comme le germanium ou le silicium. En revanche, il y avait par ailleurs une grande activité dans ce domaine sur l’arséniure de gallium (GaAs), notamment aux Etats Unis chez General Electric, RCA, IBM, Lincoln Laboratory et probablement quelques autres. Il y a une grande différence entre l’arséniure de gallium et le germanium : la structure de bandes de GaAs est directe. Dans un tel semiconducteur, le processus de luminescence le plus simple a la même origine que dans un matériau à structure de bandes indirecte. Un électron excité dans la bande de conduction retombe dans la bande de valence en émettant un photon. Mais l’émission simultanée d’un phonon n’est pas nécessaire parce que l’électron dans la bande de conduction peut se recombiner radiativement avec un électron manquant (trou) dans la bande de valence ayant le même vecteur d’onde. Ceci est absolument déterminant pour obtenir un effet laser.

Réaliser un laser GaAs à injection électrique est, dans le principe, très simple. On fabrique une jonction p-n avec deux faces opposées clivées ou polies pour avoir ainsi une cavité Fabry-Pérot. On fait passer un courant électrique dans la jonction p-n et on peut observer, sur une certaine plage de courant, de la luminescence spontanée due à la recombinaison d’électrons dans la bande de conduction avec des trous dans la bande de valence. Au dessus d’une valeur du courant appelée courant de seuil, on peut détecter l’effet laser qui se traduit notamment par un rétrécissement de la raie de luminescence et par une augmentation de l’intensité lumineuse. On peut d’ailleurs obtenir des résultats équivalents en utilisant une excitation optique pour exciter des électrons de la bande de valence vers la bande de conduction.

Les premiers résultats, qui sont considérés comme étant la première manifestation de l’effet laser dans un semiconducteur, ont été publiés le 1er novembre 1962 dans Physical Review Letters par Hall et al. (9) chez General Electric à Schenectady et, exactement à la même date, dans Applied Physics Letters par Nathan et al. (10) qui travaillaient chez IBM à Yorktown Heights. Dans les deux cas, ces équipes ont observé à 77K un fort rétrécissement de la raie de luminescence dans une jonction p-n GaAs au delà d’un certain courant, le courant de seuil. Finalement, le brevet du laser à semiconducteur a été, je crois, attribué à IBM.

Le dernier exemple qui sera considéré ici est celui des systèmes à puits quantiques semiconducteurs qui reposent, à l’origine, sur des idées développées chez IBM en 1970 par Esaki et Tsu (11). Du point de vue de la physique appliquée, ces systèmes sont vraiment importants et jouent notamment un rôle essentiel en télécommunications optiques. D’autre part, ils sont incontestablement devenus le sujet dominant en physique fondamentale des semiconducteurs. Par exemple, ils ont notamment permis à Tsui et al. (Bell Telephone Laboratories) d’observer l’effet Hall quantique fractionnaire dans des structures à base de GaAs (12) : c’est un effet inattendu et tout à fait remarquable qui a suscité et suscite encore un très grand intérêt.

Pour réaliser un système à puits quantique à base, par exemple de GaAs, on dépose sur un substrat de GaAs une couche mince d’AlGaAs, qui est un alliage de GaAs et d’AlAs ayant une bande d’énergie interdite supérieure à celle de GaAs, suivie d’une couche mince de GaAs recouverte d’une couche du même AlGaAs. L’épaisseur L de la couche de GaAs est primordiale pour observer des effets quantiques appréciables : elle doit être inférieure au libre parcours moyen ou à la longueur d’onde de de Broglie des électrons, c’est à dire typiquement inférieure à environ 200 angströms. La couche de GaAs constitue alors un puits quantique pour les électrons et pour les trous qui y sont par conséquent confinés. En répétant cette structure, on obtient ainsi un système à multi-puits quantiques. Il existe d’autres structures importantes à puits quantiques : hétérojonctions à dopage modulé, microcavités, boites quantiques…

Si L est suffisamment petit, on s’attend à l’apparition de niveaux quantiques de conduction et de valence souvent appelés E1 et HH1.Si on excite des électrons depuis HH1 vers E1, on s’attend à voir une luminescence correspondant à la recombinaison radiative des électrons de E1 avec les trous de HH1 ou plutôt, à basse température, une luminescence d’origine excitonique. C’est effectivement ce qui a été observé à Bell Labs par Weisbuch et al. en 1981 (13) dans un système à multi-puits quantiques GaAs fabriqué par épitaxie par jets moléculaires. En fait, l’effet laser avait déjà été observé dans ce type de structure quelques années auparavant (14), également à Bell Labs. Si on remplace GaAs par InGaAs et AlGaAs par InP, on peut alors fabriquer des lasers dont la longueur d‘onde de la lumière émise est égale à 1,5 micron qui est une longueur d’onde importante pour les télécommunications optiques.

Pour réaliser des structures à puits quantique, il faut utiliser des techniques de fabrication sophistiquées et assez coûteuses, c’est à dire l’épi- taxie par jets moléculaires ou l’épitaxie organométallique. Ces techniques ont été installées au CNET-Bagneux à la fin des années 70 ou au début des années 80, quand Jean-Pierre Noblanc était directeur du laboratoire. Ceci a largement profité à la physique fondamentale et appliquée au CNET et s’est révélé comme étant une bonne décision, ce qui n’était quand même pas évident à l’époque. En effet, le laboratoire de Bagneux a pu ainsi participer efficacement au développement impressionnant des études fondamentales et appliquées menées sur les systèmes à puits quantiques semiconducteurs. A ce sujet, il faut souligner que Maurice Bernard, Jean Jerphagnon et Jean-Pierre Noblanc ont toujours soutenu la physique fondamentale à l’intérieur et à l’extérieur du CNET. Ceci est important parce que bon nombre de grandes avancées sont dues à la physique fondamentale comme, par exemple, le transistor ou le laser.

A l’heure actuelle, l’étude des systèmes à puits quantiques semiconducteurs continue à se développer, mais ceux-ci sont nettement plus élaborés qu’ils ne l’étaient à leur début. C’est notamment le cas des boites quantiques et des microcavités. Les travaux entrepris sont plutôt de nature fondamentale, mais ces structures pourraient avoir des applications importantes. On peut, par exemple, envisager que les boites soient utilisées pour réaliser des sources de photon unique qui pourraient jouer un rôle important dans le domaine de l’information quantique. Une autre application de ces boites est la production de lumière blanche, ce qui a déjà été observé en laboratoire (15).

En conclusion, on peut affirmer qu’une cinquantaine d’années d’étude de la luminescence des semiconducteurs a conduit à de très nombreux résultats intéressants et importants en physique fondamentale et appliquée. On peut également affirmer que Jean-Pierre Noblanc est incontestablement un de ceux qui ont efficacement participé en France au développement de ce secteur de la physique des semiconducteurs qui reste très vivant et fait toujours preuve d’un grand dynamisme.

Références

(1) J. P. Noblanc, Contribution à l’étude des transitions excitoniques dans le Tellurure de Cadmium, Thèse de Doctorat, Paris, 1970.
(2) C. Benoit à la Guillaume, Emission de lumière infra-rouge par les contacts redresseurs à germanium, Diplôme d’études supérieures, Paris, 1954.
(3) C. Benoit à la Guillaume, Contribution à l’étude de la recombinaison des porteurs en excès dans le germanium, Thèse de Doctorat, Paris, 1958.
(4) Voir, par exemple, M. Voos, in Optical Properties of Solids- New Developments, edité par B.O. Seraphin, North Holland, 1976, p. 143.
(5) Voir, par exemple, B. Etienne, Nucléation des gouttes de plasma électron-trou. Etude théorique et expérimentale dans le Ge, Thèse de Doctorat, Paris, 1983.
(6) A.L. Schawlow and C. H. Townes, Physical Review 112, 1940 (1958).
(7) P. Aigrain, communication privée.
(8) M.G.A. Bernard et G. Duraffourg, Physica Status Solidi 1, 699 (1961).
(9) R.N. Hall, G. E. Fenner,J. D. Kingsley, T. J. Soltys and R. O. Carlson, Physical Review Letters 9, 366 (1962).
(10)M. I. Nathan, W. P. Dumke, G. Burns, F.H.Dill and G. Lasher, Applied Physics Letters, 1, 62 (1962).
(11)L. Esaki and R. Tsu, IBM Journal of Research and Development 14, 61 (1970).
(12)D. C. Tsui, H. L. Störmer and A.C. Gossard, Physical Review Letters 48, 1559 (1982).
(13)C. Weisbuch, R. C. Miller, R. Dingle, A. C. Gossard and W. Wiegmann, Solid State Communications 37, 219 (1981).
(14)R. C. Miller, R. Dingle, A. C. Gossard R. A. Logan, W. A. Nordland and W. Wiegmann, Journal of Applied Physics 47, 4509 (1976).
(15)Voir, par exemple, S. Damilano, N. Grandjean, F. Semond, J. Massies and M. Leroux, Applied Physics Letters 75, 962 (1999).