Atelier de Témoignage du 10 juillet 2002
à Pleumeur Bodou

La participation d'un homme du Trégor-Goëlo à
l'aventure des télécommunications spatiales
Témoignage d'Eugène MORVAN

Sommaire
Introduction1. Lannion et Pleumeur-Bodou en 19392. Survient la guerre... .
3. 1945 - Une entrée dans l'industrie des
radiocommunications
4. La création d'une PME en 19725. De la sous-traitance à la co-traitance
6. Aujourd'hui DATENO

En commémorant l'événement qui, le 10 juillet 1962, révéla à la France entière le nom de Pleumeur-Bodou, je ne traiterai pas de l'évènement lui-même qui ouvrit la voie à la projection dans l'espace de cette pléiade de satellites qui troublent le silence sidéral, raccourcissant les chemins de la communication entre les hommes ; chacun ici, à sa manière, a participé à cette belle aventure qui n'est encore qu'à sa première étape et dont nul ne connaît les limites. L'histoire en cette fin de siècle a tourné trop vite, nous avons enjambé les évènements sans nous y attendre pour en saisir la mémoire ; le temps est peut-être venu de l'écrire, c'est un bonheur que certains d'entre nous s'y emploient et c'est pourquoi la pause de ce jour est utile.

La Bretagne, berceau des télécommunications spatiales en France, est l'œuvre de deux hommes qui en avaient l'ambition et les moyens : le Général de Gaulle, revenu aux affaires, reconnaît à notre région, à laquelle il devait beaucoup, une vocation " Électronique ", Pierre MARZIN, enfant du pays, lança ses équipes sur ce chemin ouvert, son obstination vint à bout des nombreux obstacles qu'il eut à franchir.

Reconnaissez, chers amis, car nous sommes tous ici des amis de l'aventure, reconnaissez qu'il n'est pas facile après la citation de tels noms d'évoquer sa propre contribution qui sans doute fut cependant et demeure encore aujourd'hui bien réelle. Souffrez donc en souriant que je vous la compte sur le ton de l'anecdote à travers un bref survol du temps passé ; l'arbre qui s'épanouit repose sur ses racines.

1. Lannion et Pleumeur-Bodou en 1939

1939 - Année de mon bac : Lannion, vieille ville bretonne de 6 000 habitants somnole paisible au son des cloches de Saint-Jean, des collèges de Saint-Joseph, de Bossuet et d'autres encore qui égrènent les heures d'activité de la ville et des élèves studieusement incarcérés derrière de hautes murailles.

Alentour, quelques bourgs et villages : Servel, Brélevenez, Ploubezre, Loguivy jalonnent le parcours de nos sorties scolaires. Sur la côte des noms plus réputés permettent de situer la région sur la carte : Perros-Guirec, Trébeurden, Trégastel ; puis encore dans les environs une pléiade de localités dont les noms nous sont connus par la citation au jour des prix de leurs élèves méritants, parmi elles : Pleumeur-Bodou nichée autour de son clocher dans ses genêts et ses landes. Qui parle ici d'Électronique en 1939 ? Ce terme est inconnu. On connaît la Radio que quelques privilégiés possèdent et qui permet d'écouter Radio Paris, Radio Toulouse, Radio Normandie et Andorre et diffusent des airs d'accordéon et les voix de Berthe Sylva, de Rina Ketty et de Tino.

2. Survient la guerre... .

Quel avenir rêver en cette circonstance ? Chacun se case comme il peut, la Marine Nationale via l'École de Maintenance devient mon refuge. C'est ainsi que, la coupe amère de la défaite avalée, je me suis trouvé intégré à une équipe d'ingénieurs de " PIPADY " centre d'étude de la marine à Toulon, qui procédait sur le " Jean Bart " au montage et à la mise en œuvre du premier système de détection aérienne, D.E.M., baptisé RADAR du nom des américains.

RADAR, mot magique de l'après-guerre a aussi son histoire qui vaudrait d'être comptée. Le langage populaire, prompt à saisir les mots mystérieux, s'en est vite emparé. Le bistrot de la rue Greffulhe à Levallois que fréquentait le personnel de la S.F.R. s'appelait le RADAR, passée la mode, il s'appela " LE LASER ", nul doute qu'il fut devenu "LE SPATIAL " si l'usine n'avait été transférée.

Pour l'anecdote encore, je rappellerai que le radar du Jean Bart était métrique, les deux antennes émission et réception construites avec les moyens du bord étaient constituées de dipôles montés sur cadre de bois. Séparées de 15 m environ en bout de vergues, elles s'orientaient au moyen d'un système très compliqué de poulies, de câbles et de manivelles que l'opérateur manœuvrait, main droite et main gauche avec le synchronisme que lui permettait sa virtuosité, tout en observant son écran de contrôle. Les radars américains qui nous furent remis quelques mois plus tard ont montré les progrès gigantesques accomplis en peu de temps par des équipes qui en avaient la volonté et les moyens.

C'est le propre de toutes ces aventures, on cherche, on tâtonne, on stagne sur place et tout d'un coup un chemin s'ouvre et tout va très vite.
Les études RADAR ont donné le magnétron et le klystron, elles ont ouvert le vaste champ d'exploration des micro-ondes. Ailleurs les réacteurs ont donné les V2 bien sûr, mais aussi Caravelle, Hammaguir et Kourou et soudain tout est parti très vite avec Spoutnik, Telstar, Early Bird, le Voyage sur la lune...

3. 1945 - Une entrée dans l'industrie des radiocommunications

Finie la guerre qui est passée sur la France comme un cyclone ravageur. Le pays est fortement endommagé, la marine superbe et fière qui couvrait la rade de Brest de ses vaisseaux alignés gît, vieilles épaves, au fond des eaux noircies de Toulon...
Destruction et ruines vont aussi parfois très vite ? Qu'allions nous devenir ? Où aller ? La Bretagne déjà pauvre et elle aussi ruinée ne pouvait rien pour nous ; Paris était l'unique recours.
En ces jours d'exil si difficiles à vivre dans tous les dénuements, je me suis fait ce serment, dans le secret de mon cœur, que, s'il m'advenait un jour de le pouvoir, je participerai à l'essor de cette région. C'est ma fierté d'avoir pu réaliser ce vœu et d'être aujourd'hui ici à Pleumeur-Bodou parmi vous.

Je suis rentré à la S.F.R. (Établissement de la rue du Maroc - Paris 11ème) entreprise phare de l'électronique de la France à l'époque. Pour nous détendre un peu, je vous conte la cérémonie d'embauche, mon futur patron, le " Baron " (nous l'appelions ainsi) m'a posé quelques questions :

- " Monsieur, je sais que vous avez étudié le Grec ",
- " Oui, Monsieur, à Saint Joseph de Lannion " ,
- " Voyons, dites-moi que veut dire cette règle de grammaire : " ?a ??a t?e?e? "

Stupéfait, abasourdi devant cette question si surprenante j'ai répondu ayant repris mes esprits

- " cette règle dit qu'en Grec, lorsque le sujet est un pluriel neutre, le verbe se met au singulier ",
- " généralement, Monsieur, généralement, mais bonne réponse quand même, revenez ici demain... ".

A tous nos jeunes qui s'escriment aujourd'hui à décliner leurs compétences et leurs états de services sur des " curriculum " richement présentés, cette petite anecdote peut rappeler qu'il est bon aussi parfois d'avoir des lettres. Le Baron de CREVOISIER, chef du service des récepteurs à la S.F.R, était licencié es lettres.

Vingt-cinq années se sont déroulées à vivre la Saga de la famille électronique française à travers ses épisodes : S.F.R., C.S.F., THOMSON C.S.F. Levallois, Corbeville sur les chemins de la Recherche et de l'expérimentation, dans les faisceaux hertziens, les contre-mesures, les applications industrielles des tubes à vide et des lasers, quand est enfin venu le jour où, muni du savoir acquis, j'ai cru pouvoir réaliser mon vœu et entreprendre une initiative en faveur de la Bretagne.

4. La création d'une PME en 1972

Cela n'allait pas de soi. Chef du service et des laboratoires de recherche d'applications nouvelles des produits du groupe, services que j'avais créés, je percevais les regards sombres et réprobateurs de mes collègues qui ne pourraient comprendre qu'on peut quitter une position aussi enviable et prometteuse pour une sorte d'aventure. Quitter la C.S.F. dans ces conditions pour créer une P.M.E. était comme quitter la soutane pour un séminariste, c'était honteux ! On me l'a fait savoir par la suite.

Plus préoccupant était le risque encouru pour la famille : se lancer ainsi sans capital et tous les risques pour la création d'une P.M.E. ce n'était pas créer une " start-up " mais une " start down " !

Ainsi en 1972, fut créé D.A.T.E.N.O. (Développement d'Applications de Techniques Nouvelles). Les idées ne manquaient pas :

 la science et la technique avaient beaucoup progressé dans la deuxième décennie, elles pouvaient répondre à de nombreux problèmes,
 l'économie bretonne, alimentaire, agriculture, pêche, bâtiment demeurait confrontée à de vieilles difficultés
 ici des problèmes, là des solutions possibles et latentes ; deux convois roulant sur des voies parallèles sans rencontre possible.

Je pensais tenir là une mission, les structures du pays ne laissaient hélas aucun espoir de soutien réel . Pour obtenir des maigres crédits de la Défense ou de l'Industrie, il fallait pour une P.M.E. soit être accablée, soit sous-traitante, à un grand groupe ou à un laboratoire du C.N.R.S. Les grands groupes étaient arrogants et peu partageurs, le C.N.R.S. ne voyait dans ces contrats que des manières de financer ses thésars sans devoir rendre des comptes à qui que ce soir. Échec total confirmé par celui de EURIB que j'avais eu l'honneur de baptiser à Rennes avec M. MARZIN qui lui non plus n'y croyait pas.

C'est ainsi qu'un jour, visitant Pleumeur avec M. CHADUC qui pilotait une technique S.C.P.C. celui-ci me fit part de son regret de ne pouvoir disposer d'un émetteur de 200 W sûr ; le SPERRY américain qu'il utilisait disjonctait au bout de quelques heures de fonctionnement. DATENO pouvait améliorer le refroidissement de cet émetteur, mais connaissant l'existence dans la division tubes de Thomson CSF d'une famille de tubes à onde progressive de 200 W destinée à remplacer les carcinotrons pour les contre-mesures, j'ai proposé à M. CHADUC de lui construire un nouvel émetteur en moins de 4 mois !!

Pari engagé, pari tenu !

Désarroi et charivari du côté de Levallois, DATENO devenait soudain avec ses quatre personnes un concurrent redoutable et déloyal ! Les services des Télécoms par satellite ne s'en sont pas émus, bien au contraire et nous avons fourni aux diverses stations de France et d'Outre-Mer quelques dizaines de ces émetteurs.

5. De la sous-traitance à la co-traitance

L'affaire ne pouvait en rester là, DATENO était compétente, DATENO innovait, DATENO réduisait les prix ! Tout ceci est apparu à l'évidence lors du concours pour l'attribution du grand marché d'étude et de fourniture du programme TÉLÉCOM 1 ; plusieurs centaines d'émetteurs d'un nouveau modèle à construire.

Que de menaces furent proférées là contre cette P.M.E. qui n'acceptait pas la sous-traitance que la générosité de Thomson C.S.F. lui offrait ! Elle prétendait, éventuellement, à la co-traitance. Le terme " sous " fut donc remplacé par " co " grâce au soutien actif et résolu des services de la Direction Générale des Télécommunications, à laquelle je dois rendre hommage pour sa lucidité en la personne de M. RAMAT et celle de M. WINEN.

L'aventure s'est poursuivie avec les émetteurs à klystron de 1 et 2 kW et la longue série des 500 et 750 watts marqués par une réduction considérable des volumes et une fiabilité accrue grâce aux innovations permises par l'usage de la fibre optique dans la transmission des commandes, les méthodes de refroidissement et le diagnostic à distance si précieux lors des contrôles des stations éloignées.

Le temps fort consacrant le savoir-faire de la jeune entreprise fut la transmission des Jeux d'Albertville pour plus de 50 émetteurs de toute puissance répartis sur tous les sites, la réussite fut totale. Ce succès installait définitivement DATENO au rang des fournisseurs des systèmes de transmission pour satellites, toutes les stations françaises en sont équipées.

Le raisonnement qui conduisait à penser que tôt ou tard les grands groupes de Télécom abandonneraient la construction de liaisons Hertziennes terrestres au profit de la fibre optique s'est révélé juste. DATENO a créé avec FRANCE TÉLÉCOM les premières stations mobiles de reportage qui se sont illustrées dans les transmissions des évènements de Berlin, de Roumanie, du Paris Dakar.

6. Aujourd'hui DATENO

Bien installée sur son orbite, DATENO poursuit son aventure adossée à un groupe plus important " ACTIELEC ". Cet adossement et cette consolidation sont aussi l'œuvre d'un autre breton du Goëlo, Pierre CALMELS, Vice-Président du groupe qui avait à cœur d'unir Toulouse et la Bretagne, deux pôles prestigieux des grandes aventures du siècle : l'aéronautique et le spatial.

DATENO, start-up de nos jours, mais qui n'eut le soutien de nul autre que de FRANCE TÉLÉCOM et de sa détermination, est aujourd'hui honorée dans sa participation à cette journée de souvenir en cette prestigieuse assemblée et de ses organisateurs que je remercie profondément.

La récompense vient aussi généreuse dans la contemplation du site de Pleumeur Bodou et de toute la région. Quand on rapproche cette image de celle que je décrivais en 1939 on mesure tout l'apport fait ici par cette belle aventure des Télécommunications.

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Copyright(c) . Created: 12/10/02 Updated: 13/10/02